Cinergie.be

Monsieur ETRIMO de David Deroy et Matthieu Frances

Publié le 14/10/2014 par Nastasja Caneve / Catégorie: Critique

Celui qui avait les yeux plus gros que le ventre

Qui se cache derrière ces immeubles démesurés qui sillonnent la capitale belge ? Derrière ces cages à poules de style moderniste qui sont sorties de terre dans les années 1950, 60 et 70 ? Derrière des immeubles toujours debout aujourd'hui dans les rues d'Anderlecht, d'Uccle, d'Ixelles, d'Auderghem mais aussi d'Anvers et de Liège ? Un homme : Jean Florian Collin. Dans Monsieur ETRIMO, David Deroy et Matthieu Frances retracent, à la manière du plus palpitant biopic, le destin prospère et tragique de cet homme tombé dans l'oubli, en 1985.

Mr Etrimo

"Les taux sont super bas ! Il faut acheter ! Investir dans l'immobilier, c'est maintenant qu'il faut le faire !" Des phrases qu'on ne cesse d'entendre à l'heure actuelle. On pourrait d'ailleurs reprendre un des slogans à la mode dans les années 1960 : "L'homme avisé fait confiance à la brique". Oui. C'est ce que Collin a fait à l'époque : faire confiance à la brique et construire, construire, construire avec un appétit gargantuesque. L'indigestion n'était pourtant pas loin, mais il a préféré en ignorer les premiers symptômes...

Profondément frustré par sa condition de bâtard, Collin voudra être le meilleur. Et il le sera. Un temps. Après une formation à l'école du génie d'Anvers, il s'engage activement dans la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale et reçoit l'ordre de Léopold. Il entame alors sa carrière d'architecte moderniste et Art déco à Bruxelles - on lui doit notamment le Palais du Congo et la Résidence Ernestine à Ixelles. En 1935, Collin fonde ETRIMO, la société d'Etudes et de Réalisations Immobilières en Faveur des Classes moyennes. Son objectif est de donner à la classe moyenne la possibilité d'acquérir un bien immobilier neuf et confortable, construit dans un espace vert, tout en remboursant l'équivalent d'un loyer normal tous les mois. Et il y parviendra.

Après la guerre, c'est la relance : la reconstruction bat son plein. À la fin des années cinquante, les coloniaux reviennent en Belgique et veulent investir : c'est l'explosion. En 1970, il construit 4.339 appartements, 660 studios et 2.500 garages. Rien que ça. Obtenir un permis de bâtir était, à l'époque, aussi simple que d'obtenir un permis de conduire. Peu importait le souci d'intégration, le souci d'isolation : il fallait construire vite et toujours plus. Rapidement, Collin s'impose comme étant le premier constructeur européen devant les Français et les Allemands. Commandant de bord hors pair, il conduira son navire rutilant à bon port. Jusqu'à ce que...

Trop investi dans une potentielle carrière politique au parti libéral, dont il sera le sénateur de 1965 à 1971, Collin n'a pas vu l'iceberg et il a foncé droit dessus. En 1969, c'est la débandade, les crédits sont rares, les taux augmentent. Il n'y a plus d'argent. La société ETRIMO est alors placée sous concordat judiciaire. Ceux qui avaient mis toutes leurs économies dans un appartement potentiel se retrouvent démunis avec, comme seul bien, un appartement qui ne sera jamais terminé. Faute de moyens. 

David Deroy et Matthieu Frances révèlent enfin au grand public cette personnalité hors norme qui a changé à tout jamais le paysage bruxellois. À travers l'histoire de cet homme, à la fois mégalomane et patron paternaliste, c'est aussi l'histoire de la Belgique qui nous est contée, les villes belges que l'on perçoit avec un regard nouveau. Aux petits soins avec ses employés, Collin connaît leurs familles par cœur, se préoccupe, les envoie se reposer dans le château de Faulx-les-Tombes, résidence secondaire qu'il a acquise dans ce seul et unique but. À l'heure de la mondialisation, Collin, ce bonhomme souriant aux airs de Walt Disney, fait figure d'exception au sein de la famille des grands patrons.

Monsieur ETRIMO, c'est une immersion complète dans le monde des années 1970 grâce à la musique et aux images d'archives, photos, plans, vidéos super 8. Sans compter les entretiens de proches (enfants, ex-épouse, collaborateurs) qui viennent donner de l'homme une image complexe qui ne cesse de se transformer. Difficile de juger. Mauvais bougre, profiteur, patron aimant, humaniste, homme politique abusé ? Sans doute tout cela à la fois...

Un homme usé et vieilli, assis de dos, regarde de loin la Belgique qu'il a construite, les ménages qu'il a rendus heureux, les employés qu'il a aimés. Cet homme, seul, ne se retournera plus. Et la nave va...

Tout à propos de: