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Morris - Lucky Luke face aux mythes du western

Publié le 01/10/1996 / Catégorie: Entrevue

Lucky Luke face aux mythes du western

Le Musée du Cinéma rend hommage à Morris en projetant neuf westerns qui, à un niveau ou un autre, ont influencé les aventures de Lucky Luke. Nous avons rencontré ce quasi-pionnier de la bande dessinée belge qui, à 73 ans, continue inlassablement à imaginer et dessiner les péripéties de son héros dont le Centre belge de la Bande dessinée vient de fêter les cinquante ans.

Morris - Lucky Luke face aux mythes du western

Cinergie : Est-ce l'amour du western qui vous a amené à la bande dessinée?
Morris:
  J'ai toujours dessiné. Au lendemain de la guerre, suite à la faillite d'un petit studio de dessins animés où nous travaillions, Franquin, Peyo, Paape et moi, nous avions décidé de nous lancer dans la bande dessinée, imaginant que c'était un genre très voisin, ce qui, en fait, n'était pas vrai du tout. Comme beaucoup de gens, à l'époque, j'allais voir énormément de westerns, les bons comme les mauvais. C'est sans doute ce qui m'a donné envie de prendre un cow-boy pour héros, même s'il ne faut pas oublier que Lucky Luke est un personnage parodique.

 

C. : Est-ce pour faire des repérages que, fin 1948, avec Jijé et Franquin, vous partez aux Etats-Unis, où vous resterez six ans?
Morris 
: Pas seulement. Je voulais me rendre compte de la manière dont on faisait là-bas de la bande dessinée. Mais c'est vrai que je désirais enfin voir les paysages que je dessinais depuis la fin de 1946 et l'apparition de Lucky Luke dans l'almanach Spirou 1947.
Au début, il s'agissait d'un cow-boy que j'essayais de rendre drôle mais qui était assez coup de poing sur la gueule. Il est devenu à cent pour cent une parodie du cinéma sous l'influence des premiers numéros de MAD Magazine dont j'ai vu la naissance. C'est durant ce voyage que j'ai rencontré Goscinny, qui alors ne travaillait pas du tout dans la BD, et que j'ai trouvé très drôle.

 

C. : Lucky Luke n'était pas inspiré par Jerry Spring, série réaliste de Jijé?
Morris : Non, pas du tout. Il est une synthèse de tous les héros des westerns au cinéma. Il y a chez lui beaucoup de Gary Cooper qui personnifiait, pour moi, le type parfait du cow-boy. C'est à cause de lui que Lucky Luke fumait tellement, mais pas seulement. Charles Dupuis, le directeur, m'avait recommandé de créer un héros sans défaut, sous prétexte que les enfants s'identifiaient à lui. Mais j'ai vite constaté qu'un tel personnage devient rapidement ennuyeux, c'est pourquoi j'ai fait fumer Lucky Luke, j'aimais le dessiner rouler ses cigarettes d'une seule main. J'ai également souvent caricaturé des vedettes de cinéma dans mes albums: dans Calamity Jane, par exemple, le professeur de bonnes manières, c'est David Niven. John Carradine, Lee van Cleef, John Barrymore, Jack Palance ou Wallace Beery apparaissent ailleurs.

 

C. : Dans quelle mesure avez-vous été influencé par le western?
Morris :
Il est difficile, quand on aborde ce genre, de ne pas être influencé par sa mythologie et par les films qui la véhiculent. Mais, dans le cas de Lucky Luke, ce ne furent jamais de véritables adaptations. Je partais de l'histoire lorsqu'elle m'intéressait et je m'en écartais quand elle m'ennuyait. Si, pour La Diligence, je me suis inspiré de La Chevauchée fantastique (Stagecoatch) de John Ford ou, pour Les Dalton à la noce, du Train sifflera trois fois (High Noon) de Fred Zimmerman, du Cavalier du désert (The Westerner) j'ai principalement retenu la figure du Juge Roy Bean pour Le Juge, et, de La Ville abandonnée (Yellow City) de William Wellman, l'idée de base pour La Cité fantôme. Le premier héros de western à m'avoir inspiré est Jack Palance, héros de L'Homme des vallées perdues (Shane) de George Stevens, pour le personnage de Phil Defer, dont il possède le physique et certains tics, et la première histoire à avoir été véritablement influencée par un film (Union Pacific, de Cecil B. De Mille), c'est Des rails sur la prairie, qui est aussi le premier scénario de Goscinny. Mais l'influence peut être encore plus diffuse. Dans Dodge City de Michael Curtiz, par exemple, c'est une bagarre historique dans un saloon qui m'a fortement marquée et que j'ai reprise de nombreuses fois. La Poursuite impitoyable (My Darling Valentine) de John Ford offre le cadre de l'histoire que je dessine actuellement. Il ne faut toutefois pas oublier que mes histoires sont avant tout humoristiques, ce sont des caricatures des westerns et de leurs poncifs.

 

C. : Dans Hors-la-Loi, vous créez les frères Dalton. Vous étiez-vous inspiré des vrais?
Morris :
Ce qui m'avait séduit dans le film de George Marshall, When the Daltons Rode, c'est qu'il s'agissait de quatre frères unis pour la défense de très mauvaises causes. Ils ont réellement existé, mais, bien sûr, ils n'étaient ni jumeaux. ni de taille échelonnée. Ils étaient les cousins des frères James qu'ils entendaient dépasser en cruauté. En fait, c'étaient de vrais imbéciles, ils préparaient minutieusement des attaques qui leur rapportaient des butins de rien du tout. Quand j'étais à New York, je me suis très bien documenté à leur sujet. Les faire mourir à la fin de Hors-la-loi fut une grosse gaffe de ma part. J'ai reçu beaucoup de lettres de lecteurs qui trouvaient ces personnages très amusants et souhaitaient que je le remette en scène. J'ai créé les cousins, encore plus bêtes, ayant constaté que la bêtise et la méchanceté mises ensemble donnent lieu à des gags très drôles.

 

C. : Lors de l'adaptation de Lucky Luke en dessins animés pour la télévision américaine, vous avez rencontré quelques difficultés avec la censure...

Morris : Tout ce qui est produit pour la télévision et les enfants là-bas doit passer devant une commission de censure très sévère. Encore une fois, sous prétexte que le gosse a tendance à s'identifier au héros, il y a des tas de règles à respecter. J'ai du en priorité supprimer la cigarette, que j'ai remplacé par un brin d'herbe. Il m'était par ailleurs interdit de représenter un groupe ethnique de manière négative. Les Mexicains ne pouvaient plus être dessinés endormis parce que cela insinuait qu'ils étaient paresseux; les Chinois ne pouvaient plus tenir de blanchisserie, mais bien des restaurants; les Noirs ne pouvaient plus être employés comme domestiques et les Indiens ne pouvaient plus parler un mauvais anglais. On a alors fait ce gag de montrer un chef indien parlant un parfait anglais d'Oxford. Comme je ne pouvais pas montrer Lucky Luke d'un côté avec un brin d'herbe, de l'autre avec une cigarette, j'ai définitivement remplacé celle-ci par celui-là à partir de Fingers. Il faut reconnaître que, dans le premier long métrage réalisé en Belgique chez Belvision, il fumait énormément. Suite à la suppression de la cigarette, j'ai d'ailleurs reçu une médaille de l'Organisation mondiale de la santé.

 

C. : Avez-vous été satisfait de Terence Hill dans le rôle de Lucky Luke?
Morris : Une histoire humoristique en caricatures est très difficile à transposer en live. Il y a de nombreux gags impossibles à conserver - comme, par exemple, faire penser Rantanplan -, donc l'esprit est un petit peu distordu. Je trouvais pourtant que cela valait la peine de tenter un essai, d'autant plus que Terence Hill a mis énormément de moyens pour réaliser son film et huit autres d'une heure pour la télévision. Il a, par exemple, fait construire toute une ville, Daisy Town, mais il a refusé de porter le costume, la chemise jaune, le pantalon bleu et le foulard rouge, car il est très superstitieux, il possède son vêtement fétiche, celui qu'il portait dans Mon nom est personne. 

 

Michel Paquot