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Rencontre avec David Leloup - "A leak in Paradise"

Publié le 18/03/2016 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Rencontre avec David Leloup, le réalisateur de A leak in Paradise, qui revient longuement sur son approche ainsi que sa rencontre avec Rudolf Elmer. La conversation s'est enrichie de la présence de Raf Keunen, le compositeur de la musique du film. Ils nous parlent de leur collaboration et de leurs choix musicaux pour accompagner ce personnage étonnant.

 

 

 

Cinergie : Comment s'est déroulée ta rencontre avec Rudolf Elmer ?
David Leloup : Depuis 2007, je m'intéressais aux balbutiements du site Wikileaks. Quand Julian Assange l'a lancé, personne ne connaissait Wikileaks, les informations n'étaient pas reprises car la « marque » Wikileaks n'existait pas encore vraiment et seuls quelques geeks et quelques journalistes dont je faisais partie, suivaient l'évolution de ce projet. Début 2008, j'ai vu apparaître sur le site des données bancaires incroyables auxquelles je n'avais jamais eu accès. Je n'avais jamais vu autant de documents provenant d'une banque offshore, à savoir une banque suisse qui possédait une succursale aux îles Caïmans et qui offrait à ses clients les plus riches la possibilité de créer des trusts. Un trust est un masque de premier niveau qui, lui-même, détient des sociétés offshore, deuxième niveau, donc vous avez deux couches de secret. Et vous avez une troisième couche de secret parce que ces sociétés offshore détiennent elles-mêmes des comptes en Suisse, des comptes numérotés, anonymes. En cumulant ces trois couches de secret, vous arrivez à créer uns structure qui est pratiquement inviolable par le fisc, sauf si vous avez des fuites de données. Ce que Rudolf Elmer a fait. Il a mis à mal tout le « business model » de la banque et surtout, l'anonymat de la plupart des clients car les clients apparaissaient avec leurs vrais noms sur les documents révélés. Au départ, je ne savais pas que c'était Rudolf Elmer qui avait publié ces données.
Il faut savoir que très vite la banque a porté plainte contre Wikileaks et dans les documents judiciaires déposés auprès d'un tribunal en Californie, le nom de Rudolf Elmer apparaissait comme étant, aux yeux de la banque, le principal suspect de ces fuites. Je l'ai contacté et, très rapidement, il m'a confirmé que c'était lui. J'ai voulu le rencontrer. À la mi 2008, il a porté plainte contre le secret bancaire suisse auprès de la Cour européenne des droits de l'homme. Il estimait que la loi suisse sur le secret bancaire l'empêche d'exercer son droit à la liberté d'expression qui est un droit fondamental. Nous avons fait une première interview où il m'a expliqué toute sa démarche et son histoire. De là, je me suis dit qu'il y avait matière à faire un film, que sa vie était comme un thriller. De fait, Rudolf Elmer s'était fait filer par des détectives engagés par la banque. Mais il a aussi été intimidé de même que sa femme, sa belle-mère, sa fille qui ont été suivies et tout cela est attesté par des rapports de police.
A partir de là, il s'est noué une relation de confiance entre Rudolf et moi, même si à plusieurs reprises, il a voulu tout arrêter. Il avait envie que le documentaire sorte rapidement et serve sa cause ce qui n'était absolument pas mon but en tant que journaliste. Je voulais raconter son histoire de manière claire, objective, sans aucune ambiguïté. Je ne voulais pas du tout faire un document consacré à sa cause et qui aurait pu masquer toute une série de détails dont j'ai pris connaissance au cours de ma propre enquête.
Après cette série de harcèlements par des détectives privés, un médecin indépendant a diagnostiqué un syndrome post-traumatique. Suite à cela, il a porté plainte à plusieurs reprises auprès de la justice zurichoise contre la banque et contre ces détectives privés. Le problème est que la justice suisse, mais aussi d'autres composantes de la société suisse, ont dû se positionner. Rudolf Elmer a joué un rôle de révélateur de certains éléments tacites qui font la société suisse. Et il a dû aller jusqu'à la plus haute juridiction du pays pour forcer la justice zurichoise à ouvrir une enquête sur ces faits pourtant avérés sur base de rapports de police, de rapports médicaux, sur la souffrance de sa petite fille, sur sa propre souffrance.
Aujourd'hui encore, il passe sa vie à se battre contre ce système suisse. Et ni les médias, ni la justice et ni la société civile suisse ne lui ont tendu la main. Il n'a reçu d'appui que de l'extérieur, d'une ONG internationale, le Tax et Justice Network et d'un avocat américain qui apparaît dans le film. En Suisse, il n'a reçu aucun soutien y compris politique à l'exception de celui, tardif, du parti de gauche Alternative Linke pour lequel d'ailleurs Rudolf Elmer s'est présenté.

C. : As-tu eu des difficultés à produire ce film ?
D. L. : Ça été difficile car c'est mon premier film et on peut se demander qui va parier sur un journaliste qui débarque dans le secteur documentaire. C'est très difficile de convaincre les chaînes et ça a pris des années. Il y avait la question de savoir si on allait pouvoir terminer ce film avec ce personnage assez ambivalent. Entre 2011 et 2013, il y a eu très peu de tournage. Il est aussi allé en prison, ce qui n'a pas facilité le tournage.
En tous cas, je voulais absolument pouvoir terminer le film en ayant une histoire complète à raconter. Car c'est sûr que l'histoire de Rudolf Elmer va encore durer 10 ans devant les tribunaux. S'il n'obtient pas gain de cause, il retournera à la Cour européenne des droits de l'homme. Pour le moment, il a toujours deux poursuites judiciaires sur le dos pour violation du secret bancaire et la justice suisse ne semble pas très rapide à aboutir. Pour lui, il s'agit d'une stratégie de l'épuisement car il y a toujours cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête, et il risque beaucoup. Et durant le tournage, la loi sur le secret bancaire et les peines pour violation de ce secret ont été renforcées.
C'est donc non seulement un film sur le secret bancaire, mais aussi sur la condition des lanceurs d'alerte pour lesquels il n'existe quasi aucun statut. Il existe des lois qui les protègent aux Etats-Unis, également une excellente loi au Royaume-Uni depuis 1998 et dans d'autres pays de l'Union européenne, mais il n'existe aucune loi commune, claire. D'ailleurs Rudolf Elmer dit bien que si c'était à refaire, il le ferait de façon tout à fait anonyme. Il n'y aucune loi en Suisse qui protège les lanceurs d'alerte. C'est en discussion depuis 2003, mais il n'y a toujours rien. Il faut dire aussi qu'une telle loi serait en contradiction avec celle sur le secret bancaire, secret qui pèse quand même une grosse partie du PIB suisse. Cette raison a poussé Elmer à retourner en Suisse, pour prendre le taureau par les cornes et utiliser tous les moyens judiciaires à sa disposition. 

C. : Mais on ne comprend pas très bien pourquoi il dénonce ce système, quelles sont ses motivations.
D. L. : Effectivement, il est très ambigu. Pour moi, Rudolf Elmer n'est pas un chevalier blanc mais plutôt un chevalier gris car ses motivations sont troubles. Elles sont d'ordre éthique, et ça j'en suis convaincu car c'est en grimpant les échelons qu'il a pu voir un champ de plus en plus large sur les activités de la banque, et c'est à la fin de sa carrière, juste avant qu'il ne se fasse remercier aux îles Caïmans où il était vice-directeur de la succursale, qu'il s'est rendu compte de l'identité réelle de certains clients. Il s'est rendu compte qu'il y avait des femmes et des hommes politiques, mais aussi d'authentiques criminels qui avaient été condamnés. Il a donc eu un éveil éthique qui explique en partie son licenciement. Ajouté à cela un conflit interpersonnel avec son supérieur hiérarchique direct et il a donc été éjecté, selon lui, abusivement. Il a d'abord voulu se battre pour rétablir son honneur et il espérait sans doute pouvoir réintégrer la banque, mais ça n'a pas fonctionné. N'arrivant pas à ses fins, il a donc décidé d'embêter la banque en divulguant ces données. Il y a donc un mélange entre ce réveil éthique et une certaine vengeance. Mais aujourd'hui, je pense qu'il ne se bat plus pour lui seul et qu'il est devenu un véritable lanceur d'alerte, ce qu'il n'était pas au début.

 

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