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José-Luis Peñafuerte et Chergui Kharroubi, Molenbeek, génération radicale?

Publié le 06/12/2016 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Un an après les attentats de Paris, deux réalisateurs belges, Chergui Kharroubi, et José-Luis Peñafuerte donnent la parole aux habitants de Molenbeek, cette commune bruxelloise tant décriée par les médias du monde entier. Dans Molenbeek, génération radicale, les réalisateurs ont voulu montrer que la deuxième commune la plus pauvre de Belgique n'était pas qu'un repaire pour les aspirants djihadistes européens. Ils ont interrogé les bienfaiteurs de l'ombre, les acteurs sociaux et culturels, négligés par les pouvoirs publics, qui font des pieds et des mains pour offrir des perspectives d'avenir aux jeunes issus de cette commune.
À travers les récits de Fouad, Ben, Kamel, les spectateurs font la connaissance de jeunes issus de la génération radicale, et non radicalisée, qui ne veulent pas commettre les mêmes erreurs que leurs grands frères. Des jeunes vivant dans une commune où le taux de chômage des moins de 25 ans avoisine les 45%, des jeunes qui ont très peu d'espoir de trouver du travail puisqu'ils viennent justement de Molenbeek. Les deux réalisateurs mettent en lumière des imams qui prônent l'ouverture, qui défendent une vision différente de l'Islam. Le documentaire aborde, sous un angle bien différent que celui des médias, l'arrestation de Salah Abdeslam et les attentats de Bruxelles, qui ont eu lieu pendant le tournage...
Chergui Kharroubi et José-Luis Peñafuerte déjouent les amalgames en montrant une autre communauté musulmane, pas la communauté radicalisée dépeinte dans les médias mais bien celle qui tente d'éveiller les consciences de ses jeunes.

 

Cinergie : Comment est venue l'idée du film ?
José-Luis Peñafuerte: En voyant l'invasion médiatique à Molenbeek suite aux attentats du 13 novembre à Paris, on s'est dit qu'il fallait qu'on fasse quelque chose. On avait une responsabilité en tant que cinéastes belges, il fallait qu'on fasse un film.
Chergui Kharroubi: Le projet est né d'une blessure due à cette déferlante médiatique, cette désinformation. On travaille tous deux à la RTBF et en discutant, dans les couloirs, nous avons décidé de faire ce film, de donner une autre image de cette réalité.
J.-L. P.: On a attendu que la caravane des journalistes quitte le quartier, que les fêtes passent, et en janvier 2016, quand les Molenbeekois ont recommencé leur vie quotidienne, nous sommes allés, à notre tour, à la rencontre des habitants. Une des premières rencontres que nous avons faites, c'est celle de Ben Hamidou, le comédien, qui nous a raconté comment, en tant qu'acteur socioculturel et coordinateur pour des médias, une télévision française importante lui avait demandé s'il connaissait un terroriste ! Il a joué le jeu pour montrer l'absurdidé de la situation. Il a répondu qu'il n'en connaissait pas, mais que oui, il connaissait quelqu'un qui allait partir en Turquie et Ben leur a indiqué le gérant du snack d'à côté qui allait bientôt partir. Les journalistes ont débarqué chez lui, essayant d'en savoir plus sur les moyens qu'il allait prendre pour s'y rendre. Mais en fait, il allait faire du tourisme avec sa femme !

 

C. : Même si la démarche était totalement incongrue, la recherche d'informations est légitime. On veut tous comprendre pourquoi Molenbeek.
C. K. : On ne peut pas rendre compte d'une situation quand on vient de l'autre bout du monde. Nous, on a voulu prendre le temps, discuter avec les gens avant de commencer à filmer.
J.-L. P. : On a voulu que la parole se libère et montrer une réalité un peu plus nuancée. C'est certain qu'il y a des problèmes, qui ont été abandonnés par les pouvoirs publics ; le chômage, le décrochage scolaire, etc. Mais on a voulu comprendre ce qui déclenche la motivation des jeunes à faire ce genre d'actes. On a voulu comprendre ce qui avait foiré alors qu'il y avait un tissu associatif et culturel extrêmement actif. Il nous a fallu du temps pour approcher cette réalité-là. Il ne faut pas négliger non plus la blessure de Molenbeek après ce monopole médiatique. Au début, il était un peu difficile de s'immiscer car ils nous associaient à cette image malhonnête, il a fallu du temps pour qu'ils nous fassent confiance.
C.K. : Malgré cela, on a eu des problèmes. Un journaliste flamand a réalisé une série documentaire sur Molenbeek, qui jouait sur le sensationnalisme, et pendant qu'on tournait, le film a été diffusé à la télévision et il nous a fait beaucoup de tort.

 

C. : Mais vous avez pu établir des relations de confiance avec certaines personnes.
C. K. : Il y a eu quelques moments-clés où la parole s'est libérée : quand Salah Abdeslam a été arrêté et après les attentats du 22 mars à Bruxelles.
J.-L. P. : Au début, les personnages du film se défendaient sans toucher le fond du problème. Mais après les attentats, ils ont ressenti le besoin de parler, ils voulaient rompre la loi du silence, cette omerta installée dans le quartier.
C. K. : Après les attentats, quand chacun s'est rendu compte que cela pouvait lui arriver à lui, à ses proches, il y a eu un changement radical dans le rapport avec la réalité.
J.-L.P. : On est dans un état d'urgence, il y a un malaise avec les jeunes surtout après le bashing médiatique autour du quartier. Aujourd'hui, un jeune qui a fini ses études n'a plus de chance de trouver un emploi en venant de Molenbeek. Comment ces jeunes peuvent-ils se reconstruire ? C'est la question à laquelle répond le film.

 

C. : Ce film a été présenté à la télévision. Quels ont été les retombées après sa diffusion ?
C.K.: Ce film a le mérite d'avoir permis un début de débat un peu partout dans les écoles, dans les centres culturels. C'était un de nos objectifs : remettre un débat sur la commune de Molenbeek.
J.-L.P. : Il y a eu, au niveau institutionnel, des remous après le film sur des sujets bien sensibles comme le chômage. On ne peut plus banaliser un chiffre comme celui-là. Ce film pose la question du débat de société. Quelle société veut-on créer pour une génération stable. C'est une réalité qu'on retrouve sur plusieurs quartiers, communes et villes de notre territoire. C'est la question de notre devenir en tant que société.

 

C. . Vous n'avez pas interrogé des hommes ni des femmes politiques.
C.K. : On voulait les éviter et se concentrer sur la population.
J.-L.P. : Quand on les entendait dans les médias, ils s'accusaient respectivement. Ils ne parlaient jamais de solutions pour remédier aux problèmes. On ne voulait pas que ce soit les interlocuteurs de notre film. On a rencontré des jeunes qui veulent se battre pour évoluer comme citoyens et qui ont trouvé un sens à leur vie et qui ont découvert les ateliers socio-culturels, comme « Le Foyer ». Il y a plusieurs Molenbeek dont un plus sombre avec une vision de la religion très orthodoxe. Comment se fait-il qu'on ait laissé faire les choses. L'Imam qui dit qu'à l'entrée de sa mosquée, Daesh qui recrutait : il l'a dit à la police, et elle n'a rien fait. À qui profite le crime finalement? Le crime de cette fracture chez une certaine frange de la jeunesse ? On n'a pas de conclusions. Les motivations psychologiques des uns ne sont pas les mêmes que celles des autres. Le point final est le même, mais pas le point de départ. Certains étaient en décrochage scolaire, d'autres non. Mais c'est le reflet d'un certain malaise. On voulait le montrer dans le film, et on voulait montrer les solutions que certains essaient d'apporter.

C.K. : Seuls l'éducation, l'investissement dans l'éducation peut changer la donne. Mais les budgets ont diminué ! Et malgré ce constat d'échec, les acteurs sociaux ne baissent pas les bras.
J.-L.P. :. On a voulu faire un film qui donne la parole à ces combattants, aux militants qui continuent à y croire. Certaines associations n'ont même pas de chauffage pour accueillir les enfants. Fouad, de l'association « Avicenne », à travers un dialogue permanent avec les jeunes, tente de leur donner une base plus stable pour qu'ils puissent croire dans leur futur. Mais ces combattants souffrent aujourd'hui des coupes budgétaires dans le quartier.

C.K. : Un autre aspect, non évoqué dans le film, c'est la présence des associations néerlandophones qui font un travail incroyable avec les jeunes. Le travail effectué par les centres culturels flamands est remarquable. On ne parle pas assez des initiatives qui voient le jour ici.
J.-L.P. : Rarement, des associations socioculturelles ont été approchées par les autorités pour essayer de comprendre, de résoudre les problèmes. Il a fallu attendre notre film pour cela. On a trouvé cela triste. Même s'il y a de l'espoir, le constat est amer.

 

C. : Peut-on parler des différences dans le tissu associatif entre les associations flamandes et francophones ?
J.-L.P. : On constate une plus grande liberté du côté néerlandophone alors que du côté francophone, trop d'associations sont liées politiquement. Peut-être faudrait-il qu'elles ne dépendent pas du parti au pouvoir. Les gens qui travaillent dans les associations sont dépendantes du bourgmestre et on peut démettre le responsable en fonction du changement de majorité. Cette logique est intenable.

C. K. : On n'a pas pu tout mettre dans le film, mais, le jour de l'arrestation d'Abdeslam, il y avait un concert à l’Église Saint-Jean Baptiste, une cérémonie œcuménique avec des chants soufis, et l'événement a été maintenu ! Les médias devraient montrer qu'à Molenbeek, des choses se tentent, se construisent. On a un exemple dans le film : le trialogue, la rencontre entre un prêtre, un imam et un rabbin qui vont dans les écoles pour répondre aux enfants qui ont des questions de société et ils parlent de tout sauf de religion, pour les aider et les écouter. Il y a une autre séquence dans le film où des élèves de 6e primaire, une semaine après les attentats, se demandent, en tant qu'élèves d'une école coranique, pourquoi des attentats ont été perpétrés par des musulmans. Ils demandent à l'Imam si ce sont vraiment des musulmans qui ont fait ça. C'est important d'en discuter avec eux. Même chose avec une petite fille qui se demande si le voile est obligatoire et l'Imam lui dit que non, que c'est son choix de le porter ou non. La rencontre entre les enfants et certains représentants des religions et du monde laïc permet de répondre à des questions qui sont tabous. La question de l'homosexualité est aussi abordée : il ne faut pas juger les autres tant qu'ils se respectent et sont heureux. Certains Imams défendent ces thèses-là. C'est rare, mais il faut les soutenir. L'Islam n'est pas quelque chose de figé, tout peut y être reconsidéré !

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