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Rencontre avec Volkan Üce pour Displaced

Publié le 13/09/2016 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

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Displaced, Charles Bukowski

Volkan Üce, jeune Belgo-Turc diplômé en Sciences Politiques, s'est lancé dans la réalisation avec son premier documentaire Displaced, produit par Cobra Films. Un projet profondément lié aux préoccupations actuelles, celles du déplacement entre ici et là. Dans son film, l'eldorado ne se situe plus en Europe, mais bien à Istanbul là où de jeunes Belges et Hollandais partent à la recherche de leurs racines, de leur identité, de leurs grands-parents, immigrés turcs en Belgique ou aux Pays-Bas. La Turquie serait-elle la panacée pour ces jeunes, pour celles et ceux qui souffrent quotidiennement de discrimination dans leur pays natal, dans notre société qui se voudrait multiculturelle ? Voilà les questionnements de ce jeune réalisateur qui s'attaque à un sujet qui lui tient particulièrement à cœur.


Cinergie : Ton documentaire s'appelle Displaced, déplacé dans sa tête ou géographiquement ?
V.U. : Displaced est un poème de Charles Bukowski que j'ai lu quand j'avais 16-17 ans et j'ai vraiment aimé ce poème parce qu'il explique très bien le sentiment d'être "Displaced", d'être nulle part à la maison. C'est un poème que deux de mes personnages connaissaient aussi. C'est un sentiment universel, mais c'est surtout un sentiment que toutes les personnes qui ont deux nationalités peuvent sentir.
C. : Tu as l'air de dire que le fait de se sentir nulle part chez soi provoque quelque chose de très dérangeant, de fragilisant intérieurement.
V.U. : Oui, je pense que c'est un très gros problème pour les jeunes Turcs de la troisième génération parce qu'être différent ce n'est ni accepté ici ni en Turquie. Il y a beaucoup de gens de la troisième génération qui sont vraiment dépressifs. Maintenant, dans ma situation actuelle, je peux dire que ne pas être comme tout le monde peut être un avantage, mais cela m'a pris beaucoup de temps pour réaliser cela. Quand tu es jeune, c'est très dur de grandir dans une société dans laquelle tu ne te sens pas accepté.
Moi et mes personnages sommes des personnes qui ont étudié, qui pensent, qui lisent et c'est très désagréable de sentir que tu n'es pas accepté pour ce que tu es à cause de tes origines. Imagine être dans une boîte avec des collègues moins formés et moins intelligents que toi mais qui se trouvent meilleurs que toi, uniquement à cause de leurs origines ethniques !
Volkan UceC.: Comment t'es venue l'idée de faire ce film ? Tu as un master en Sciences Politiques pas en cinéma et pourtant tu deviens cinéaste.
V.U. :
Je suis allé à Istanbul il y a 10 ans pour étudier, pour faire mon master en Relations Internationales. Je voulais vraiment voir comment c'était d'être jeune à Istanbul, c'est pour cela que j'y suis allé, mais j'ai vu que, comme étudiant de 22-23 ans, je n'étais pas accepté là-bas non plus. Il y avait des différences culturelles entre moi et ceux qui étaient nés en Turquie ! Il y a quelques années, je parlais avec une amie avocate turque, de la troisième génération, qui a déménagé à Istanbul et a commencé à travailler dans les call centers. Il y a beaucoup de call centers là-bas qui travaillent uniquement avec des employés néerlandophones, francophones ou germanophones, la plupart issus de la troisième génération qui vont là-bas pour trouver leur identité, mais ils ne trouvent pas d'autre boulot que dans les call centers ! Tu déménages à Istanbul pour devenir un individu et plus une minorité et tu te retrouves à travailler dans un call center dans la ville de tes rêves et tu ne peux même pas utiliser ton propre nom. Ils doivent prendre un nom fictif pour appeler la Belgique, la France, les Pays Bas ou l'Allemagne et essayer de vendre. C'est tragique !
C. : Est-ce tu penses que c'est quelque chose qui est lié uniquement aux jeunes Turcs qui se sentent mal ici, pas acceptés en Belgique ?
V.U. :
Je ne sais pas, mais j'ai entendu dire que de nombreux Marocains de la troisième génération déménagent aussi au Maroc. Je suis certain que ce n'est pas seulement le cas pour les Turcs, c'est universel d'essayer de trouver son bonheur quelque part.
C. : Ce qu'on peut remarquer, c'est que si ces jeunes, nés en Belgique, veulent partir, c'est qu'ils n'arrivent pas à trouver leur place ici.
V.U. :
Ils déménagent à Istanbul pour plusieurs raisons. La plus importante est la discrimination. Dans l'introduction de mon documentaire, mes personnages disent que c'est très dur d'être reconnu ici, même si tu as fait des études universitaires, cela reste très difficile d'avoir la chance que tu mérites. J'ai également remarqué qu'il y a beaucoup de gens d'origine turque de la troisième génération qui ne se sentent pas très bien ici parmi les autres Turcs. Ils pensent que les autres Turcs sont assez conservateurs et que les Turcs d'Istanbul sont plus ouverts, qu'il n'y a pas de contrôle social, comme ici. Enfin, il y a aussi beaucoup de gens qui déménagent à Istanbul pour trouver un partenaire. Ils se disent qu'ils ont fait des études universitaires, ils veulent que leur partenaire soit Turc et qu'il ait fait des études universitaires. Ici, c'est rare, donc ils vont à Istanbul là où la population est jeune et a souvent étudié à l'université.
C. : Comment as-tu rencontré tes personnages ?
V.U. : J'ai commencé à tourner en 2011, cela fait déjà cinq ans que j'ai commencé le tournage. J'ai suivi les personnages pendant cinq ans. Je suis d'abord allé dans un call center où j'ai expliqué ce que je voulais faire. Il y avait 25 Belgo-Turcs néerlandophones qui travaillaient là-bas, j'ai expliqué mon projet et j'ai eu la chance de parler à tout le monde. Ils voulaient tous être un personnage dans mon documentaire. Je suis allé dans un autre call center et tout le monde était d'accord aussi. Et puis, j'ai rencontré très facilement des jeunes turcs rentrés à Istanbul dans les activités organisées par les consulats belge et français! J'ai aussi trouvé un personnage sur Facebook sur un groupe de Belges, Français et Hollandais qui habitent à Istanbul et qui sont membres de ce groupe et qui partagent des activités comme la fête de Saint-Nicolas par exemple.
C. : Ton documentaire est la rencontre avec six jeunes que tu as suivis et de ces six, il y en a déjà cinq qui sont rentrés dans leur pays « d'adoption ».
V.U. : Cinq sont déjà rentrés, ils ont réalisé que le bonheur n'était pas à Istanbul. Seul un personnage est resté là-bas et y restera je pense. Les autres n'étaient pas en accord avec la politique turque. Ils ont réalisé qu'ils étaient plus européens que turcs.
C. : Est-ce qu'ils se sentent mieux maintenant qu'ils sont rentrés chez eux ?
V.U. :
Je ne crois pas, mais maintenant ils savent que le bonheur n'est pas quelque chose que tu peux trouver quelque part mais que c'est quelque chose que tu trouves en toi même.
C. : Tu fais ce film avec ces jeunes. Quand tu les as filmés à leur arrivée en Turquie, ils étaient bien là-bas. Ils n'avaient pas encore l'idée de revenir. Qu'est-ce que tu as voulu découvrir en eux ?
V.U. :
J'ai vécu six mois à Istanbul et ce fut une expérience difficile pour moi et je voulais savoir comment les autres gens le vivaient. J'ai découvert des études sur le sujet de jeunes originaires d'Allemagne qui déménagent à Istanbul, et une autre étude qui disait que beaucoup de gens d'origine turque vont en Turquie et sont déçus à leur arrivée. Et j'ai cherché à comprendre pourquoi. Au début, tout est merveilleux à Istanbul ! Mais les premières difficultés commencent parce qu'on ne maîtrise pas si bien la langue ! Tous mes personnages vivent comme des expats qui côtoient des expats comme eux. Ils découvrent des différences culturelles entre eux et ceux qui ont toujours vécu à Istanbul et la situation politique est une autre raison de leur malaise.
Volkan UceC. : Tu as choisi de suivre des personnes qui ont un diplôme, pour qui ce serait a priori plus simple de trouver un travail en Belgique ou à Istanbul ?
V.U. :
Je pense que c'est plus facile de trouver un travail ici sans diplôme quand tu as des origines turques que quand tu as un diplôme. Si tu trouves un job, il correspond rarement à ton niveau de formation. Quand on trouve un job, on a toujours l'impression qu'on trouve un job à cause de ses origines, la discrimination positive est aussi dérangeante.
Il y a beaucoup de jeunes Turcs qui ne se sentent pas bien et j'aimerais que mon documentaire leur montre que ce n'est pas grave de se sentir mal tant en Turquie qu'en Belgique. Ce n'est pas grave d'être nulle part chez soi.
C. : Combien d'heures de rushes as-tu ?
V.U. :
J'en ai beaucoup, je pense que j'ai tourné 70 jours avec des périodes de tournage assez longues. J'ai suivi mes personnages pendant cinq ans. Certains, je les ai filmés dès leur premier jour à Istanbul et d'autres qui étaient déjà à Istanbul depuis 1- 2 ou 3 ans.
C. : Qu'as-tu voulu filmer ?
V.U. :
J'ai voulu filmer leur vie quotidienne : leur maison, leur boulot, etc., et des moments clés de leur vie. Un de mes personnages m'appelle et me dit que sa copine est enceinte, je l'ai félicité et après une heure je l'ai rappelé pour lui demander si c'était possible de filmer la naissance de son bébé et il a accepté. Je pense que j'ai une très bonne relation avec mes personnages. Cette naissance était très importante car c'était la raison de son départ d'Istanbul car il voulait que sa fille grandisse dans une communauté moins machiste et sexiste que la communauté turque.
J'ai aussi filmé les manifestations à Istanbul en juin 2013, j'étais avec mon chef opérateur pour filmer deux de mes personnages qui étaient vraiment actifs dans les manifestations. J'ai aussi filmé l'autre côté parce qu'un de mes personnages aime Erdogan, il aime les changements qui ont eu lieu en Turquie. Cette polarisation est aussi assez claire dans mon documentaire.
C. : On commémore les 70 ans de l'immigration italienne et la troisième génération de la communauté revendique son origine italienne. Cette origine, on peut la revendiquer et se dire que c'est une richesse, mais plus tard dans la vie, pas quand on est jeune ?
V.U. : C'est vrai que qu'on se connaît mieux en grandissant, mais si la société ne t'accepte pas, c'est vraiment difficile. Selon Evliya Çelebi, historien et voyageur, au 16e siècle, en Turquie, un homme était au sommet de la tour Galata et a volé avec des ailes de bois jusqu'à la partie asiatique d'Istanbul. Le sultan était content, mais après quelques jours, il a eu peur de cet homme car il considérait qu'il était mi-homme, mi-oiseau. Plutôt de le voir comme un scientifique et de le laisser faire, il l'a envoyé en Algérie où il est mort. On doit embrasser les différences et les voir comme des avantages et non comme des désavantages. Il ne faut pas être honteux de ses racines.

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