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Rwanda, La vie après d’André Versaille et de Benoît Dervaux

Publié le 07/11/2014 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Bien que la guerre soit terminée, dans mon cœur, dans ma vie, au quotidien, je continue à mener un combat. Ce combat est invisible aux yeux des autres. Il est peut-être visible seulement par ceux qui ont partagé un même sort. Ces paroles pourraient servir d’exergue au film d’André Versaille et de Benoît Dervaux : Rwanda, La vie après. Rarement, les témoignages des femmes rescapées du génocide ont rendu compte avec tant de lucidité de leur condition de victimes, par une parole où se confronte la brutalité des sévices subis, des viols, et l’intimité de la blessure. Il s’agit moins d’une plainte que d’un combat pour que le silence soit enfin levé et le secret rompu sur la condition de ces mères mises au ban d’une société à la recherche d’un équilibre incertain où se côtoient, aujourd’hui encore, les génocidaires et leurs victimes. La réconciliation et la paix retrouvée n’auront de légitimité qu’une fois entendues et reconnues les souffrances subies par toutes les femmes Tutsies pendant le génocide et qui perdurent aujourd’hui. 

Rwanda, La vie après d’André Versaille et de Benoît Dervaux

Six femmes ont accepté de témoigner de leurs calvaires, et leurs paroles valent pour toutes celles dont le silence renvoie à l’impossibilité de dire ce que fut l’horreur et la destruction des corps et des âmes. Leurs récits se croisent, se chevauchent et se recoupent pour se confondre, en leur singularité, en un seul témoignage, comme les voix d’un chœur.
C’est l’éditeur André Versaille qui est à l’origine du projet. La publication de deux livres consacrés au génocide et les voyages qu’il effectua au Rwanda pour accompagner leurs auteurs lui firent rencontrer Godelieve Mukarasi à qui le film est dédié.

Celle-ci avait créé, au lendemain de la fin du génocide, une petite organisation indépendante du pouvoir destinée à accueillir les femmes en détresse et à travailler avec celles-ci à leur « reconstruction ». C’est grâce à elle, dans un rapport de confiance, que des premiers entretiens, filmés par André Versaille, eurent lieu. Cette matière première servit de base au projet de documentaire réalisé par le cinéaste Benoît Dervaux et produit par l’atelier Dérives.
Benoît Dervaux a réalisé plusieurs documentaires ( Gigi, Monica … et Bianca, La Devinière, À dimanche) qui traitent, avec générosité et empathie, du sort des laissés pour compte de notre société. On le connaît aussi par le style qu’il a su insuffler aux longs métrages des Dardenne, celui d’un cinéma direct, caméra à l’épaule. Mais le dispositif cinématographique qu’il met en place pour Rwanda, la vie après est différent. Il réalise ici des portraits photographiques, un peu à la manière d’August Sander, où chaque femme est filmée dans un espace protégé, séparé de l’extérieur, articulé de façon subtile et significative en trois valeurs de cadre : un cadre large qui laisse au corps tout son espace, un cadre serré du visage qui restitue toute la puissance de la parole et enfin un cadre plus large encore qui, pour deux de ces rescapées, intègre la mère et l’enfant.
Cette mise en scène, appliquée à chacun des témoignages, structure le film et confère au montage sa cohérence et sa fluidité. Si Dervaux filme ces rescapées du génocide en regard- caméra, les yeux dans les nôtres, dit-il, jamais il ne cherche à forcer leur intimité. Elles demeurent enfermées dans l’enceinte de la douleur, sans autre élan visible vers l’autre que par nécessité de livrer l’histoire tragique de leur destin. Elles parlent d’un lieu lointain, leurs paroles s’organisent presque silencieusement en un récit partagé.
Le film s’ouvre sur les images du Mémorial du génocide à Nyamata. On découvre, dans une église, les dépouilles de ceux qui furent exterminés ainsi qu’entourant une croix les machettes des génocidaires. Apparaissent, en surexposition, les champs de cadavres, les fosses communes.Cette vision insoutenable fait place à la lumière du dehors. On entend des chants d’oiseaux.
Les témoignages tressent un récit dont la progression s’articule autour de quelques thèmes : la mort et sa menace, la fuite et le viol, la naissance d’enfants considérés comme les bâtards du génocide, et les souffrances des lendemains. On entendait les cris de ceux qu’on exterminait dans les champs de manioc, de haricots… dit l’une. Parfois, je me cachais parmi les cadavres, là où il y avait un charnier,… dit une autre.

En contrepoint de ces paroles terribles, apparaissent les images tremblées, un peu floues d’un paysage, de champs, d’un fleuve. Elles donnent aux témoignages une sorte de respiration, où se repose notre regard.
Les viols multiples subis par les femmes Tutsies caractérisèrent de la façon la plus atroce cet ethnocide. Ils ne peuvent pas être considérés comme « les dégâts collatéraux habituels » d’une guerre, ce sont des actions de destruction massive, délibérées, encouragées et destinées à désespérer une population minoritaire avant de l’exterminer.
Ils m’ont déchirée à jamais, déchiquetée, dit l’un des témoins. Je ne sais combien d’hommes m’ont violée… Nous étions toutes infectées de l’intérieur. C’était comme de la pourriture.
Les images intériorisées par les femmes de leur propre corps sont restituées dans toute leur crudité et remémorées précisément. Le spectateur n’en soutient l’horreur que parce que la parole les contient, mesurée, sans exacerbation autre que la vérité qu’elle énonce.
Mais le film nous touche davantage encore lorsqu’il décrit le sort des enfants nés de ces viols.
Il me semble que celui-ci n’a jamais été exposé ni analysé de façon aussi complète. C’est sans doute la chose la plus terrible vécue par ces mères et leurs enfants. Elles ont craint, à la naissance, qu’ils ne soient des monstres, nés de la brousse. Elles ne peuvent leur révéler l’identité de leur père et le fait qu’il s’agisse d’un violeur et d’un assassin. Ce lourd secret engendre le mutisme, la tristesse, le désir de mourir et la haine, du fils à l’égard de la mère. L’indifférence de la société rwandaise empêche la reconstruction des liens familiaux, la réconciliation. La médiation est alors nécessaire. Et quelques séquences très émouvantes confrontent, en un moment crucial, la mère et son fils, assis côte à côte, pour se séparer ensuite.
Elle m’a demandé, dit le garçon, m’acceptes-tu comme ta mère ? J’ai refusé. Pourquoi ? Parce que je t’ai dit la vérité ? Je te demande pardon. Je suis ta mère. Je ne suis pas responsable.
Rwanda, la vie après est un film magnifique, dans le déploiement d’une parole nue où les femmes rescapées du génocide nous questionnent à leur tour, lesyeux dans les yeux, sur notre humanité.

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