Cinergie.be

Une réalité par seconde de Karim Ouelhaj

Publié le 14/12/2016 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Noire la nuit - et parfois tendre

Jeune réalisateur liégeois, autodidacte, producteur de ses films, bourreau de travail, Karim Ouelhaj clôture aujourd'hui avec Une réalité par seconde une trilogie initiée avec Parabola en 2006 et Le Repas du Singe. Entretemps, il a réalisé de nombreux clips, un film expérimental, des courts-métrages, répondu à des commandes, écrit des scénarios de films et de séries. Son dernier court-métrage, L'oeil silencieux, présenté au BIFF, a fait beaucoup parler de lui. Et c'est tant mieux, car Karim Ouelhaj est talentueux, enragé, à vif, et passionné de cinéma. Avec Une réalité par seconde, il signe un film étonnamment libre, une sorte de petit diamant brut, cru, très noir et pourtant tendre. 

Une réalité par seconde de Karim Ouelhaj

Une réalité par seconde démarre sur une discussion autour de la drogue. Frontale. Deux personnes se livrent, racontent leur déboires, se piquent. La drogue, le fil conducteur de cette trilogie. Et puis, il enchaîne sur une dispute conjugale. La caméra portée, bousculée, tente de saisir les visages. Les images se heurtent. Les insultes, les coups, les cris. La police débarque et la bataille se généralise. Romane s'enfuit, c'est elle qui vient d'appeler la police pour empêcher son père de battre sa mère. Elle s'enfonce dans la ville. Dans la nuit qui commence à tomber sur Liège, elle prend les chemins en contrebas, les allées qui longent le fleuve, les parkings. Elle croise des visages déchirés, assiste à des passages à tabac, frôle les dangers. À sa recherche, Lucky, éducateur de rue, croise Vladimir, un prostitué digne et tendre, que le monde bien pensant, hypocrite, sourd et aveugle dégoûte. Tous les deux commencent une longue conversation, interrompue par ceux que croisent Lucky, par les déambulations de Romane, jeune adolescente longiligne et fragile qui cache son visage de jeune fille derrière un masque de gorille comme pour se protéger de ce monde brutal... Peu à peu, cette nuit descend aux enfers, glissant en quelque sorte sous ce fleuve trop lisse que la caméra, de temps à autre, survole. Derrière les ponts illuminés de lumière flashy et les architectures design, il y a les parkings menaçants, les bars mal famés, les berges où errent quelques êtres perdus, suspendus à la vie malgré la misère, l'alcool et la drogue. Le film égrène des noms, chapitrant son avancé dans les ténèbres à travers quelques portraits rapidement saisis au fil de sa déambulation, et puis « des gens, une vie », « une autre réalité »... La caméra surplombe cette ville, œil omniscient qui se glisse dans les pas de Romane, silhouette fantomatique et menaçante derrière son masque de gorille.

Il y a, dans le film de Karim Ouelhaj, une rage écoeurée qui fait frisonner chaque séquence d'une énergie à vif. Son film, nourri de références cinématographiques, où se reconnaît à chaque pas l'influence du cinéma américain à la Ferrara, construit sa tension sur cette hybridation étrange entre ce cinéma noir, parfois très stylisé et le ton très naturaliste de ces rencontres avec ce monde de la nuit dans lequel Lucky, arpenteur des misères, nous introduit. Le film tisse une trame narrative très tenue autour de ces destinées qu'il effleure, feuillette. Mais chaque nom, chaque visage, chaque personne fait monde. Très libre, il croise et décroise ses fils, s'autorise des plans étonnants, hybride les genres (le tabassage d'Hassan où la caméra vrille à 360 degrés en même temps que les coups est saisissant). Et ce qui le tient, c'est cette énergie électrique, cette tension que les longs plans en caméra portée étire au bord de l'explosion. Peu à peu, alors que la violence ne cesse de grandir, le film semble contaminé par la matière fictive du cinéma, et dérive lentement vers une étrangeté de plus en plus onirique, l'insoutenable passant dans le cauchemar halluciné. Mais tout au long du film, et par instant bouleversant, quelques êtres se parlent, se rencontrent, se soutiennent. Film noir, souvent juste, parfois brutal, Une réalité par seconde dresse le portrait d'une ville qu'on voudrait ignorer, un portrait grimaçant, en forme de gueule de gorille, à la fois sauvage, menaçant et dur. Mais tendre aussi parce que la caméra se tient droite, vive, engagée auprès de ceux qu'elle filme sans jamais égratigner leur dignité : parias, exclus, victimes. Et même bourreaux... Tous ne sont que le reflet de cette ville haute, qui brille et piétine cette ville cachée, noire. Son reflet sombre que le film ramène à la lumière.

Tout à propos de: