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Vous êtes ici de Jorge León

Publié le 01/11/2016 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Il est des films qui nous échappent, qui nous passent à côté, devant lesquels nous restons sur le seuil, étranger, légèrement énervé, mal à l'aise. Des films qui, pourtant, avec le temps, nous reviennent, et finalement nous restent comme une part qui, en nous, questionne. Le dernier film documentaire de Jorge León, Vous êtes ici, m'a fait cet effet-là.

A sa vision, cet étrange ovni cinématographique m'a laissé perplexe, entre déplaisir et incompréhension. Je n'y voyais qu'une énième digression sur nos déterminismes judéo-chrétiens faisant la part belle à la souffrance comme moteur d'une nécessaire rédemption.

Quand le dormeur s'éveillera

Jaquette de vous êtes ici de Jorge LéonSans doute, Jorge León me parlait du vivant, de ce qui occupe les êtres dans leurs désirs de vivre ensemble, mais je n'en comprenais pas l'enjeu hors d'une problématique de faute et de rachat, de culpabilité et de salut.
Puis, progressivement, le film s'est dénoué, s'est éclairé autrement. Le travail d'écriture de Jorge León me devenait sensible : la forme qu'il avait su trouver pour approcher cette question de l'autre, de notre rapport à l'autre, de ce comment nous sommes habités par ces autres qui nous entourent.
Vous êtes ici repose sur cette idée étonnante d'un voyage à l'intérieur du corps du cinéaste via une endoscopie qui le voit perdre conscience et parcourir les lieux imaginaires où demeurent les figures de son altérité. Démarche expérimentale, aventure limite où le regard organise les images et les sons en un langage métaphorique qui se suffit à lui-même. Narration périlleuse que Jorge León mène jusqu'au bout, sans commentaires, sans sécurité, prenant le risque de mettre à nu des questions qui sont autant d'émotions inscrites sous la fragile protection de sa peau.
De cette suspension du réel, dans le courant de cette exploration imaginaire, surgissent deux personnages comme deux visages symboliques de cette subjectivité qui se dévoile. Le premier est un ex-détenu qui a passé dix-huit ans de sa vie en prison et qui incarne l'extrême de l'enfermement. Le second est un clochard qui vit dans la rue été comme hiver et qui personnifie l'extrême du dénuement.
Instance du documentaire, Jorge León les filme dans une très grande proximité, réellement comme une part de lui, entre empathie et fascination, surpris de se découvrir comme il découvre l'autre, renvoyant par la qualité de son regard à cette intériorité dont nous faisons l'expérience de partage.
Entre ces deux personnages, entre ces deux extrêmes, entre cette dépossession de soi qu'est la prison et cette liberté de ne rien posséder que sont la rue et la mendicité, se dessine l'espace d'une tension; d'un conflit que Jorge León inscrit dans son corps comme il s'inscrit dans le tissu social où d'autres corps souffrent et se cherchent.
Conflit qui nous fonde et nous possède, conflit fondamental et qui, pour Jorge León, appelle à la réconciliation. Et c'est là qu'en fin de compte je ne me retrouve pas dans ce qu'il me propose. Comme en écho, en résonance avec cette tension, il filme des flagellants dans une ville d'Espagne, évoque les massacres de la guerre en Bosnie, montre un couple qui s'épuise à trop vouloir s'étreindre, brouille les pistes, donnant à la souffrance humaine une dimension universelle, seul point de départ d'un possible rapprochement.
J'ai l'impression alors de retomber dans une iconographie d'une conception du monde déjà éprouvée, de quitter une aventure qui incisait notre réel avec la volonté d'en extraire l'éventuelle transformation pour retomber dans la vérité de réponses somme toute attendues et que je ne partage pas.
Querelle philosophique sans doute, mais qui prendra tout son sens quand, comme le souligne très justement Jorge León à la fin de son film, le dormeur s'éveillera, si jamais il s'éveille.

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