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Sarah Sepulchre, docteure en Sciences sociales

Publié le 02/05/2024 par Malko Douglas Tolley et Cyril Desmet / Catégorie: Entrevue

La ministre de la Culture et des Médias de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte Linard, ainsi que la directrice du Centre du Cinéma et de l'Audiovisuel, Jeanne Brunfaut, ont invité le petit monde du cinéma belge francophone afin de présenter le Bilan 2023 de la production, de la promotion et de la diffusion cinématographiques et audiovisuelles en Belgique francophone. Parmi les intervenantes, Sarah Sepulchre, docteure en Sciences sociales et professeure à l’Université catholique de Louvain (Belgique), a répondu aux questions de cinergie.be. Cette chercheuse a pris le temps d’étayer par des explications précises les statistiques sur les représentations des minorités dans le cinéma belge qu’elle a présenté au public venu en nombre lors de cet évènement annuel qui s’est déroulé au cinéma Palace de Bruxelles.

Cinergie : Pouvez-vous vous présenter et nous expliquer votre travail présenté au Bilan 2023 de la production, de la promotion et de la diffusion cinématographiques et audiovisuelles en Belgique francophone ?

Sarah Sepulchre: Je suis professeur à l’école de communication de l’UC Louvain. Je donne cours à des étudiants qui sont communicateurs et journalistes. Mes recherches ont toujours porté sur la culture populaire. Ma thèse a porté sur les séries télévisées, et notamment sur la manière dont on construit des personnages dans les séries télévisées. Au départ plus en narratologie et en étude des personnages moins qu’en termes de représentations à l’écran. Très vite se sont posées des questions à la fois dans la sphère scientifique et dans la société quant aux proportions hommes et femmes, d’abord dans les séries et ensuite dans le cinéma. En Belgique, nous ne sommes pas beaucoup à travailler sur les questions de représentations dans la culture populaire, voir dans la culture en générale. Le Centre du Cinéma m’a contacté pour réaliser ce type d’études sur les représentations à l’écran et au cinéma afin de les présenter chaque année dans le Bilan annuel du Centre du Cinéma.

 

C. : Comment est née votre passion pour le cinéma ? Existe-t-il une spécificité quant à la construction des personnages au cinéma par rapport à d’autres pans des cultures populaires comme la littérature par exemple ?

S.S. : J’ai toujours été une très grande amatrice de fictions. Particulièrement de séries télévisées à l’époque où les séries n’avaient pas la même portée dans la société qu’à l’heure actuelle. Mon papa me disait d’arrêter de regarder ces bêtises et que c’était n’importe quoi comme passion quand j’étais plus jeune. J’ai fait ensuite un parcours académique en lettres et face à la grande littérature que j’ai apprise, je me suis fait la réflexion que ces séries n’étaient finalement pas aussi mauvaises qu’on pouvait le prétendre. Je dois avouer que je développe un lien très fort avec les personnages des fictions que je consomme, que ce soit lors de mes lectures ou si je les regarde sur un écran. Je suis plus qualitativiste c.-à-d. que j’analyse la manière dont les personnages sont écrits et filmés à l’inverse des comptages que je réalise pour le Centre du Cinéma.

Ma passion est de comprendre comment on peut dépeindre des personnes et leurs personnalités afin de toucher le téléspectateur dans une fiction. Les innovations dans les séries m’intéressent également fortement. J’ai remarqué que dans les séries, on a souvent à faire à un groupe de personnages, à un collectif. Le réalisme est par conséquent souvent plus prononcé qu’au cinéma. Je parle des séries des années 1990 comme Urgences (1994) dans lesquelles on se plonge dans la vie d’un groupe de personnages. Je trouvais ça vraiment fascinant et c’est de là qu’est venue ma passion pour les personnages de fiction. Par rapport à la littérature, la grande différence est que l’on voit les personnages et des corps se mouvoir sur l’écran. Les séries de télévision, plus que les films de cinéma, sont très connectées aux questions du réel qui font débat dans la société. D’un point de vue qualitatif, les personnages sont généralement assez intéressants et nuancés dans les séries. Il faut suivre chacune des péripéties et plusieurs épisodes de la série afin de véritablement cerner la complexité d’un personnage, qu’il soit féminin ou masculin. Dans le cinéma classique, on a moins de temps pour développer la personnalité des personnages. Les cultures populaires m’intéressent également, car elles informent les gens sur la diversité qui existe au sein de la population, que ce soit par le biais des séries, du cinéma ou des jeux vidéo.

 

C. : Quel est votre domaine d’expertise dans le cinéma ?

S. S. : Je fais surtout des études qualitatives sur les séries télévisées en partant de corpus pas très larges, car ça prend beaucoup de temps. Les dernières années, j’ai surtout investi les questions de genre ou de transidentité. Je pars d’une série et je vois qui sont les personnages. Qui sont-ils ? Qui sont-elles ? Qui sont-ielles? J’analyse la manière dont ils sont caractérisés en début de série ainsi que leurs évolutions en cours d’avancement du programme. Je remarque qu’il y a également des effets presque inconscients dans la fabrication des personnages. Par exemple, un personnage trans est le personnage principal. Et puis, sans s’en rendre compte, on réalise que ce personnage n’a que des malheurs dans son évolution au sein de la série. Il s’agit du type d’analyses que je peux dégager à travers mes études qualitatives.

 

C. : Au niveau des études quantitatives présentées lors du Bilan 2023 du Centre du Cinéma, quelles sont les critères que vous avez retenus et pourquoi ?

S. S. : Pour le Centre du Cinéma, on travaille sur huit critères. Il y a les questions de genre, d’origine perçue, la religion, l’âge, la classe sociale, l’orientation sexuelle, si les personnages sont valides ou non ainsi que la corpulence. Des statistiques sont reprises dans ces huit catégories dans le rapport écrit. Pour la présentation orale qui a été faite auprès du public, on s’est concentré sur les questions de genre, l’âge ainsi que les origines perçues par rapport à la religion. Ces trois derniers critères cités sont souvent considérés comme les plus importants. Au niveau des représentations, il faut faire attention aux questions de genre et il s’agit souvent d’une porte d’entrée pour aborder la question des représentations au cinéma. Mais on remarque également que de nombreuses questions liées aux origines, et par conséquent au racisme, sont présentes dans nos sociétés contemporaines. Ces deux critères sont très importants dans la culture.

 

C. : Quand vos recherches pour le Centre du Cinéma ont-elles débuté ? Que constate-t-on sur la durée si l’on compare la représentativité dans le temps ?

S. S. : Je réalise ces recherches en personne depuis 2018. Avant ça, il n’y avait pas de recherches à ce niveau et les chiffres n’existent donc pas. Les évolutions ne sont pas toujours faciles à expliciter. Il s’agit d’un petit corpus et les évolutions ne sont pas toujours claires ni marquées. Cette année-ci, les analyses reposent sur 32 films. Un film très marqué peut faire basculer les statistiques dans les comptages. En Belgique, il y a 48% de femmes pour 52% d’hommes. Pour être en accord avec la réalité, il faudrait être à du 50/50, mais ce n’est pas si mal. Dans les médias, au théâtre, dans le monde culturel, il s’agit de ce ratio qui est majoritairement présent. Il faut faire attention à ne pas se reposer sur ses lauriers, mais on peut être satisfait en termes de représentation de genre, car ce n’est pas trop mal. Depuis toujours, les documentaires sont plus paritaires que les films de fiction sur les questions genrées. C’est vraiment bien. Certaines années, il y avait même majoritairement des femmes dans le cinéma documentaire en Belgique. On s’en sort donc bien au niveau des représentations de genre. Cependant, le parent pauvre en termes de représentations est le personnage trans ou non binaire. Il y en a maximum un par an quand il y en a un de présent.

 

C. : Des études similaires sont-elles possibles au niveau des courts métrages où les sujets sont beaucoup plus diversifiés en termes de représentativité ?

S.S. : Ces chiffres peuvent frustrer, car on n’analyse que 32 films sur l’année 2023 pour réaliser cette étude sur la représentativité dans le cinéma. Ce n’est pas beaucoup. On ne travaille pas sur les productions légères ou les courts métrages. Mais il faut savoir que cela prend énormément de temps afin de réaliser ce type d’études. Il faut regarder les films, les coder et ensuite émettre des statistiques. C’est un choix du Centre du Cinéma de me faire travailler uniquement sur les productions nommées aux Magritte dans les deux sélections les plus « prestigieuses » et non pas sur l’entièreté des films. Si je devais travailler seule sur l’ensemble des films financés ou soutenus par le Centre du Cinéma sur une année, je ne pourrais réaliser ces études de représentativité que tous les cinq ans, car cela demanderait beaucoup de temps. La difficulté de travailler sur des chiffres est souvent la même, celle d’avoir un travail très lourd à réaliser pour un petit camembert statistique. Ce serait génial d’avoir des études plus larges, notamment sur les courts-métrages.

 

C. : Un autre critère que vous avez abordé est celui de la corpulence des individus à l’écran. Que constatez-vous à ce niveau ?

S. S. : Cela ne fait que deux ans que je travaille sur la corpulence des personnages. Cette idée m’est venue sur base d’un constat personnel du culte de la minceur dans la société. Je me suis demandé si le cinéma n’utiliserait pas trop de personnages qui répondent à des critères esthétiques de minceur. L’an dernier, c’était le cas et mes chiffres sur les films de fiction démontraient que la moitié des personnages était minces et que le reste des personnages étaient dans des critères de corpulence moyenne. Cette année, en 2023 donc au niveau des chiffres, c’est l’inverse. Il y a 50% de personnages de corpulence moyenne et 25% de personnages en surpoids ou plus forts. Il faudra donc attendre encore quelques années pour vérifier l’hypothèse que les personnages au cinéma sont beaucoup plus minces que la moyenne de la population ou représentatifs de la population. C’est important, car ce que l’on voit au cinéma joue également sur ce que la société considère comme un corps valable. C’est pour ça que l’on travaille également sur le validisme. On remarque qu’il existe très peu de personnages non valides au cinéma. Près de 80% des personnages sont valides au cinéma. Cela veut dire que les personnages qui ont des handicaps physiques, des troubles psychologiques (burn out, dépression, etc.), mais également des maladies (alzheimer, cancer, etc.) ne sont quasiment pas représentés dans les films. On constate donc que ce sont des situations qui ne sont pas abordées dans le cinéma de fiction. La représentation des personnages non hétérosexuels n’est pas très bonne non plus. C’est difficile de savoir ce qu’il en est dans les documentaires, mais dans les fictions, on peut assez facilement savoir l’orientation sexuelle des personnages. On réalise que beaucoup de personnages sont non précisés et que la plupart du temps, dans l’inconscient populaire, on va considérer ces personnages comme hétérosexuels. Les personnages non hétérosexuels représentent en général maximum 5 personnages par an et je pense qu’il y a certainement un effort à faire au niveau de ces représentations des orientations sexuelles.

 

C. : Un autre critère abordé lors de votre présentation est celui des classes sociales représentées au cinéma.

S. S. : D’année en année, on remarque que la représentation de la classe moyenne est la plus importante dans le cinéma de fiction. C’est a contrario la classe populaire qui est la plus présente dans le cinéma documentaire. Ça s’explique par le fait que le cinéma documentaire s’intéresse souvent à des thématiques sociales, dont celles en lien avec des situations de pauvreté. On constate également que le cinéma de fiction se déroule dans un monde indifférencié où l’on ne cite pas la classe sociale. Mais les voitures, les habitations ainsi la manière de s’exprimer et d’autres détails permettent de définir qu’il s’agit de la classe moyenne. Le neutre dans le cinéma de fiction s’établit donc au niveau de la classe moyenne. Mais il s’agit d’un monde relativement aisé par rapport à la réalité de la population en général.

 

C. : Quels sont les dangers à éviter quant aux conclusions que l’on tire des statistiques de représentativité ?

S. S. : Le premier élément auquel il faut être attentif consiste en la petitesse du corpus. Cela représente une trentaine de films par an. Il faut être attentif au fait que sur un échantillon si réduit, un seul film avec beaucoup d’enfants peut faire exploser la représentativité des enfants. Il faut être attentif à cela. Il faut prendre les résultats avec des pincettes et les aborder à travers des comparaisons annuelles qui deviennent intéressantes après cinq à huit ans de travail. Il faut donc être patient afin de dégager des évolutions.

Les chiffres permettent de savoir combien d’hommes ou de femmes, blancs ou non blancs, valides ou non valides sont représentés à l’écran. C’est un élément intéressant, car il s’agit de quelque chose dont on n’a pas conscience naturellement. Les chiffres ne disent rien d’autre que le nombre de personnages par catégories, mais rien de plus. Ils ne permettent pas de rendre compte de la présence importante du personnage ou non dans l’histoire. Un personnage non blanc peut être le seul du film, mais le plus mis en avant dans le récit. On peut retrouver un personnage principal féminin filmé de manière très objectifiante, mais les chiffres ne permettent pas de le savoir non plus. Les chiffres ne racontent pas les histoires des personnages. S’ils sont stéréotypés ou non. Nuancés ou non. On ne sait pas comment ils sont filmés. On a tous des personnages qui nous ont marqués et qui étaient phares pour nous. Ils nous ont permis de grandir non pas parce qu’ils étaient nombreux, mais parce qu’ils étaient bien écrits. Et ça non plus, les chiffres ne permettent pas de le savoir. Les chiffres permettent de comprendre certains phénomènes, mais ils ne permettent pas de descendre dans la granularité ou dans la nuance ou l’épaisseur des personnages.   

 

C. : Alors que la course à la représentation de la diversité à l’écran a fait son bout de chemin aux États-Unis depuis quelques années, on assiste actuellement à une légère volte-face de la part des producteurs où cette volonté de remplir les cases est parfois remise en question. Certains reprochent aux tenants d’une représentation obligatoire de chaque sous-groupe de population dans un film de nuire à la diversité des films et de présenter une image faussée de la société où l’ensemble des catégories de personnes d’origines ethniques et d’orientations sexuelles différentes cohabiteraient systématiquement à l’écran. Chose qui est loin d’être une réalité dans le monde réel. Comment éviter cet écueil et répondre à ces critiques tout en essayant d’améliorer la représentativité des groupes ostracisés au cinéma ?

S. S. : Les chiffres sont importants. Mais, effectivement, ce serait dommage de contraindre le cinéaste à rentrer dans ces quotas. Il est important que les cinéastes et les scénaristes racontent les histoires qu’ils ont envie de raconter. Parfois, cela passe par de la particularité. Par exemple, dans la population belge, il y a un pourcentage plus important d’adultes. Cela peut être intéressant de se dire qu’on raconte un film d’enfant. Il est intéressant d’avoir des particularités. Les personnages sont dignes d’intérêt à partir du moment où les films ne racontent pas la même chose. Un film parle des adultes, l’autre des seniors et un autre sur d’autres catégories. Je prône de parler un peu plus des personnages non hétérosexuels dans le cinéma, mais il y a plein de choses, d’histoires et d’enjeux à raconter sur les personnes hétérosexuelles également. On voit la violence ou la disparité au sein du couple. Qu’est-ce que la monogamie ou polygamie et le rapport à la fidélité dans un couple hétérosexuel ? Bref. Il ne faut surtout pas que le cinéma se censure ou s’autocensure.

Cependant, amener les chiffres permet de prendre conscience des catégories dont on ne parle pas souvent. Cela peut donner l’envie à quelqu’un d’aller explorer cette catégorie. C’est important également pour les personnes qui donnent les subsides. C’est là qu’on peut voir se dessiner des politiques. Ce sont également les producteurs et les productrices ainsi que les financiers du cinéma. Ils peuvent également avoir l’envie de donner une impulsion sur base de ces chiffres. Ces parties prenantes pourraient se dire que pour une fois, ils aimeraient parler d’un film qui aborde un sujet différent. Ce sont les gestionnaires de catalogues qui peuvent avoir des formes d’action pour faire évoluer les choses.

 

C. : À partir de quel moment peut-on se dire satisfait de la représentativité d’un groupe dans le paysage audiovisuel et cinématographique ?

S.S. : On sera arrivé à quelque chose d’intéressant quand on aura un cinéma qui nous raconte des histoires diversifiées. Le cinéma est diversifié quand les gens qui racontent des histoires sont diversifiés. Forcément, en tant que femme, je peux parler des femmes. Je ne suis peut-être pas la meilleure personne pour parler des personnes transgenres par exemple.

Lorsqu’on parle de diversité de personnes qui font le cinéma, c’est amener plus de femmes ou de personnes non binaires ou transgenres à réaliser et à écrire. On parle de ségrégation horizontale en ce sens qu’on voit que les hommes sont plutôt majoritaires dans les longs-métrages que dans le cinéma documentaire ou les courts métrages. On voit également une ségrégation verticale avec le fameux plafond de verre. C’est le fait que quelqu’un peut progresser dans sa carrière jusqu’à un certain point. Dans le cinéma, ce n’est pas comparable au management où la limite se place quant à l’évolution. En tant que réalisatrice, on ne va pas avoir plus ou moins de pouvoir, mais on remarque que la chance est moins souvent donnée une seconde fois lorsqu’il s’agit d’une femme. A-t-on suffisamment confiance dans une femme pour lui donner le budget pour son long-métrage ? On remarque que pour le premier, c’est le cas, mais que pour le deuxième, et encore plus pour le troisième, les choses se compliquent. Le taux de femmes pour un troisième film est beaucoup moins important. C’est un phénomène que l’on retrouve dans l’ensemble du monde professionnel. Une femme qui commet une erreur est beaucoup plus sanctionnée qu’un homme de manière générale. Si une femme fait moins d’entrées, elle sera plus pénalisée qu’un homme a priori. C’est quelque chose sur quoi il est également important de travailler, en effet. En conclusion, on remarque que le milieu du cinéma prend en compte la question de la diversité depuis plus d’une dizaine d’années et que ça continue d’être le cas. Et c’est bien ça le principal finalement.

À partir de quand peut-on s’arrêter ? Je n’en sais rien. Jusqu’à présent, nous n’avons jamais atteint ce moment où l’on peut se dire qu’on peut arrêter de faire des chiffres, que ce soit en cinéma, télévision, journalisme ou théâtre. On n’a encore jamais atteint ce point de diversité. Même pire que ça, on remarque que lorsqu’on atteint un niveau de diversité dans un domaine, on remarque que deux ans plus tard, on a perdu en diversité. Il faut donc sans cesse ramener les chiffres pour garder cette diversité à l’esprit. J’espère qu’un jour je verrai un monde où la diversité est naturelle et que ce jour arrivera avant ma mort

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