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Sur le tournage du film Discordia, de Matthieu Reynaert

Publié le 06/07/2023 par David Hainaut et Antoine Phillipart / Catégorie: Tournage

La forêt enchantée

Il n'est pas courant que le cinéma belge s'immisce dans un univers médiéval avec de la magie, des combats d'épées ou des monstres, qui caractérisent ce genre dénommé Fantasy, cher au cinéma anglo-saxon. C'est pourtant dans quoi s'est lancé Matthieu Reynaert pour son premier long-métrage, qu'il vient de tourner dans une forêt du Brabant wallon, sous forme d'un huis clos.

Son tournage, articulé en à peine dix-sept jours, nous a amené fin juin dans un vaste bois privé, entre Rixensart et Limal, un endroit abritant les ruines d'un vieux château, propice à cette aventure. Où l'on retrouvera une comédienne révélée dans La Trêve, Sophie Breyer, et deux acteurs chevronnés des planches, Soufiane El Boubsi et Thierry Hellin.

En pleine remise en question, la manière de visionner un film aujourd'hui? Qu'importe. Les projets, eux, se tournent, ce dont personne ne se plaindra, évidemment. À commencer par Matthieu Reynaert qui, cinq ans après un court-métrage remarqué (Hey Joe), vient, à 39 ans, de réaliser son plus vieux rêve: celui de réaliser un premier long. Croisé aux deux tiers du tournage de celui-ci, ce scénariste confirmé (À perdre la raison de Joachim Lafosse) nous a confié, l'air d'ailleurs hagard entre deux prises: "C'est gai, mais c'est fatigant, tendu et on travaille dans une économie réduite où tout doit être rapide et efficace. Mais c'est aussi ça qui est stimulant. On est dans une bonne énergie!" Une impression de joie et de bonne humeur qui se fera effectivement ressentir tout au long de notre visite, au milieu d'une équipe d'une vingtaine de (jeunes) techniciens.

Un huis clos en extérieur

Et ce fantasme exaucé a donc son titre, qui répond au nom de Discordia. Reynaert résume le début de son histoire: "Sans en dévoiler trop, c'est celle d'un bûcheron veuf et presque sexagénaire vivant isolé du monde, dans un bois qui n'a pas l'air aussi normal qu'il en a l'air. Et cet homme vit avec un trauma qu'il ressasse, dans l'espoir de retrouver sa fille enlevée quinze ans plus tôt par une tribu mystérieuse, qu'on va apprendre à connaître à travers le film. Un lien entre ce père et sa fille va à un moment se nouer, mais après toutes ces années de rupture et désormais, avec la présence d'un fiancé pour elle, les cartes vont être rabattues, ce qui va compliquer les affaires! On se retrouve donc surtout avec trois personnages coincés dans une forêt et tout se passe dans un périmètre réduit, avec une cabane et quelques lieux étranges!" Un projet atypique, disions-nous...

L'aspect-laboratoire

Les choses devant se passer "rapidement et efficacement" sur le plateau, nos habituels entretiens ... aussi. Une donnée naturellement compréhensible, l'incursion sur un tournage restant un privilège. Ce qui ne nous a pas empêchés, vers la fin de la traditionnelle heure de repas de l'équipe, de nous installer quelques instants avec deux des trois comédiens. En l'occurrence Sophie Breyer, pour qui Reynaert a d'abord écrit le film, et Soufiane El Boubsi, arrivé plus tard dans le projet. Le couple du récit a évoqué ses particularités. La première: "C'est un rôle physique, avec des bagarres à l'épée, où nos corps sont assez malmenés: c'est complètement neuf dans le cinéma belge, ce qu'on tourne là! Alors bien sûr, on a tous en tête de grandes références internationales dans ce genre-là, mais vu notre budget limité, on n'a évidemment pas la prétention d'imiter qui que ce soit. On cherche donc les bons curseurs pour trouver un ton juste, pour que quand même, l'aspect d'un film de genre apparaisse."

Quant au deuxième, habitué à manier les armes au théâtre et qu'on a pu voir cette année dans deux pièces shakespeariennes (La nuit des rois et Coriolan), il ajoute: "Ce n'est quand même pas le genre de propositions qu'on reçoit soixante fois dans une carrière. Peut-être même que cela n'arrivera plus jamais! C'est excitant, intrigant et on est un peu dans l'inconnu. Donc, comme le dit Sophie, on essaie de trouver le bon endroit de jeu, parfois un peu à l'aveugle même. Mais c'est aussi ce travail de recherche qui est intéressant, pour chaque séquence. Cela ne s'arrête jamais, et c'est ce qui fait aussi la beauté de notre métier." Concernant Thierry Hellin (interprétant le rôle du père), en train d'enfiler sa lourde armure au moment de cet échange, le réalisateur nous dira de lui: "C'est un acteur surtout connu au théâtre, et c'est pendant le premier confinement, alors que j'étais en train d'écrire l'histoire, que je suis tombé sur une vidéo le présentant. J'ai tout de suite compris qu'il correspondait au rôle, tant pour son physique que pour la douceur qu'il dégage."

Par le producteur d'Un Monde

Inscrit dans le cadre des films à productions légères, ce Fonds lancé en 2018 par le Centre du Cinéma de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour (surtout) permettre à des court métragistes de réaliser plus rapidement que d'accoutumée à un premier long métrage, avec une certaine liberté et dans le but de diversifier le paysage, le film a un budget avoisinant les 300 000 euros. Là où on se situe en moyenne entre 1,5 ou 2 millions pour une production dite classique."On fait donc le film en fonction de ces critères-là, avec moins de personnages et moins de lieux que d'habitude" rappelle Reynaert. "Mais personnellement, je n'ai pas pensé à écrire un film pour ce Fonds. C'est simplement que j'ai un jour eu une idée, qu'elle ne me semblait pas si coûteuse et qu'elle pouvait tout à fait rentrer dans ce cadre. J'ai alors soumis un résumé de deux ou trois pages à mon producteur Stéphane Lhoest (NDLR: À qui l'on doit Un monde de Laura Wandel) avec qui je travaillais à ce moment-là sur un autre projet, plus coûteux, plus difficile et dont nous n'étions pas vraiment heureux. Cette nouvelle idée nous a en fait permis de basculer de projet. Comme il a été séduit tout de suite, on a alors ...foncé. En tout cas, en écrivant le film, j'ai remarqué qu'un récit fantastique offrait pas mal de liberté fictionnelle!"

Un cinéma belge francophone à deux vitesses?

Cela dit, moins de vingt jours pour un long-métrage..."C'est très sport pour nous, acteurs", soufflent Breyer et El Boubsi. Elle ajoute: "Ce n'est même évident pour personne. Le problème de ces temps courts, c'est que ça crée des frustrations au niveau du jeu et même de la technique (lumière, son, etc.). En plus, il y a ici beaucoup d'avions qui passent et des gens qui jouent au paintball pas très loin. Parfois, on reste sur notre faim. Donc, faire de nouvelles choses avec cet aspect-laboratoire, c'est cool, parce qu'il y a des films où il y a beaucoup de pression et si ça se vautre, c'est embêtant. Ce qui est moins le cas ici et c'est un peu triste à dire, car il n'y a pas de gros enjeux financiers derrière."

Et El Boubsi d'acquiescer: "C'est un peu ça. On gagne à certains niveaux, mais on perd pour d'autres. Si j'avais eu trois mois pour expertiser les armes, la question de la crédibilité se poserait sans doute différemment. Donc oui, c'est frustrant. Mais en réalité, dans ce métier, dans tout ce qu'on fait, il y a de la frustration!" Une petite phrase qui a un peu fait écarquiller les yeux de la dernière lauréate du Magritte du Meilleur Espoir (pour La Ruche). "Non. Quand même, parfois, on tourne des choses sans être frustré! Tout ça est très gai à faire, mais trois semaines de tournage, est-ce assez long vu la rigueur que nécessite un long-métrage? Je me pose la question. Après, je pense qu'ils devraient s'en sortir à la postproduction et au montage, avec tout ce qu'on propose. Et cette histoire dresse même quelques parallèles avec notre monde moderne."

Des conditions financières "pénibles", y compris pour les techniciens, donc. Car même pour ce sympathique projet, plusieurs concéderont leur amertume d'œuvrer pour un film à si bas coût, pendant que certains de leurs confrères (qui sont souvent leurs ...amis, vu l'étroitesse du milieu) bénéficient de conditions nettement plus confortables, sur des coproductions internationales se tournant parfois à quelques kilomètres, et au même moment. Un cinéma belge francophone parfois à deux vitesses qui fait régulièrement débat, phénomène devant lequel on peut difficilement rester indifférent...

Pour conclure, Reynaert nous dira encore: "S'il y a un emballage d’heroic fantasy ici, il ne fonctionnera que si les spectateurs croient aux personnages, qui restent pour moi la chose la plus importante." Produit dans le cadre du Fonds aux productions légères donc, par Dragons Film et les Français de Same Player, cet OVNI a également obtenu les soutiens du Tax-Shelter et de chaînes de télévision (Be TV et RTL-TVI) de quoi lui envisager une vitrine honorable, en salle voire ailleurs. Pour rappel, ce guichet spécifique a entre autres vu naître des œuvres comme Fils de plouc (sélectionné au Sundance Film Festival en 2020) d'Harpo et Lenny Guit, Aya (sélectionné à Cannes en 2021) de Simon Coulibaly Gillard, Une vie démente (7 Magritte en 2022) d'Ann Sirot et Raphaël Balboni, et Il pleut dans la maison (Primé à Cannes cette année) de Paloma Sermon-Daï.

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