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Nue Propriété de Joachim Lafosse

Publié le 05/05/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Que la métaphore paternelle s’enlise, cela peut signifier beaucoup de choses, par exemple, que le père s’égale dans le réel au manque sur lui dans la parole de la mère. Il est bien rare que l’échec du père à transmettre n’entre pas en résonance avec le barrage de la mère à laisser se transmettre, et qu’ils ne s’entretiennent pas de cette résonance. La Haine du désir. Daniel Sibony. Ed. Christian Bourgois.

Sur le tournage avec Henry Ingberg © JMV/Cinergie

 

« Moteur demandé. Silence !  Position de départ ». Une maison rose (la villa Bonlez), quelque part, du côté de Wavre. Devant, sanglée dans un pantalon noir moulant et une veste anthracite en nylon, les cheveux courts noir jais, l’assistante réal règle le trafic extérieur au milieu de divers HMI, réflecteurs de toiles blanches, mandarines et d’une jeep rouge Cherokee duquel François (Yannick Renier) et Thierry (Jérémie Renier) sortent en trombe pour pénétrer dans la maison lorsqu' elle donne le signal. L’oreille collée à un casque, elle entend « Action », ouvre ses grands yeux et d’un geste de la main les fait sortir de la jeep.
A l’intérieur de la maison, Hichame Alaouie (directeur photo et cadreur) règle, Arriflex SR à l’épaule, le plan suivant. Jan (Kriss Cuppens) est assis à la table familiale, en plan américain, le regard fixé, à l’extérieur, sur point de la fenêtre. Dans la pièce d’à côté, entouré de la scripte (Emilie Flamant) et de l’ingénieur du son (Benoît De Clerck), Joachim Lafosse est scotché au combo qui lui donne une image vidéo du plan que la caméra va enregistrer.
C’est le dernier jour de tournage de Nue Propriété, le troisième long métrage de Joachim Lafosse (après Folie Privée et Ça rend heureux) qui réunit autour d’Isabelle Huppert, Jérémie et Yannick Renier, Kriss Cuppens, Patrick Descamps et Raphaëlle Lubansu.

L’histoire de Nue Propriété met aux prises Pascale, une mère divorcée (Isabelle Huppert) et ses jumeaux, François et Thierry (Yannick et Jérémie Renier) âgés de  24 ans. Dans ce monde clos, la violence des sentiments est d’autant plus grande qu’à la rivalité gémellaire se superpose une rivalité parentale qui subsiste au-delà de la séparation du couple. La mise en vente possible de la maison familiale sert de révélateur aux tensions sous-jacentes qui habitent le trio, met à nu leurs passions. On n’est pas loin de la tragédie grecque.

 

Tournage de Nue Propriété © JMV/Cinergie

Tarantula

Nue Propriété produit par Tarantula en co-production avec son jumeau luxembourgeois est co-produit par MACT productions (France). « On a démarré, il y a 10 ans tout juste », nous confie Joseph Rouschop, « avec d’abord un parcours de films documentaires. Puis, cinq, six courts métrages. Et enfin, le premier long, en 2001, Une part du ciel de Bénédicte Liénard.
Joachim est venu me voir avec le scénario de Nue Propriété et en même temps, il était un peu perplexe. Il m’a demandé de lui donner un coup de main pour aller au bout du film.  Quand j’ai vu Folie Privée, j’ai dis oui. Le casting avec Jérémie et Yannick Renier était bien engagé et, en plus, il y avait le financement français. On est allé voir Martine De Clermont-Tonnerre, la productrice française, avec le rêve plus qu’avec l’idée d’obtenir Isabelle Huppert. Elle nous a dit : « ça m’étonnerait beaucoup qu’Isabelle accepte de jouer le rôle d’une mère. » Mais elle a accepté alors qu'on n’avait pas d’agenda, et que le montage financier n’était pas bouclé ! »

Entretien avec Joachim Lafosse

Tournage Nue Propriété © JMV/Cinergie

 

Cinergie : Dans Nue Propriété on a affaire à une mère toute puissante ?
Joachim Lafosse : Oui, ça c’est sûr ! Mais pas seulement. Il y a aussi un fils qui défend son père. Le père a été un peu oublié ou symboliquement assassiné. Mon objectif, on verra si c’est réussi, était de sauver quelqu’un de très violent. D’emmener le spectateur avec un personnage qui va, parce qu’il est le fils d’une mère toute puissante, sombrer dans une espèce de possession et de violence destructrice.


Tournage de Nue Propriété © JMV/Cinergie

On peut donc dire que ça tourne autour de la transmission, de la filiation, mais pas autant que pour Folie Privée. En écrivant, je pensais à autre chose : à La Cerisaie de Tchekhov. Ce qui m’a aidé aussi en écrivant le film, c’est La Splendeur des Ambersons de Welles, autour de ce rapport à la propriété, mais la propriété tant au niveau des murs qu'au niveau du questionnement : qu’est-ce que c’est d’être parent ? Avoir des enfants ? Et à travers ceci, quelle est la fonction de chacun ? Quand décide t-on de prendre la responsabilité d’être parent ? Qu’est-ce que c’est être fils ? Jusqu’où peut-on aller quand on est fils ?

 

C. : Est-ce que chacun trouve ses marques ?
Joachim Lafosse : Voilà ! Où sont les limites de tout ça ? Le moteur de l’écriture de Nue Propriété consiste à ce qu’à la fin du film, le spectateur s’interroge sur les limites de chacun. Les limites de la responsabilité. Par exemple, ces deux jeunes adultes, des jumeaux, qui vivent encore avec leur mère et qui deviennent violents avec elle : est-ce qu’on doit leur pardonner ? Les comprendre ?  Enfin, leur pardonner, je ne crois pas que cela serve à quelque chose, mais c’est tenter d’expliquer pourquoi ils en sont là ? Pourquoi ils ont besoin d’avoir ce rapport de violence avec leurs parents ?  Et que tout ça n’est pas un hasard. Je crois que c’est un système.

 

C. : Il y a une constante, chez toi, qui est l’absence du père. Absence, qui fait que la loi saute, les repères ne sont plus là et, dès lors, la violence s’installe ?
J. L. : Oui, mais il faut bien comprendre aussi qu'une mère peut faire la loi. La question fondamentale pour moi, c’est quelles sont les lois universelles qui font que nous pouvons cohabiter et vivre ensemble ? Je trouve que ces lois sont parfois oubliées, et c’est la question qui compte. C'est à cette question-là que je me confronte de film en film. Je pense que ce n’est pas le père qui manque, mais la loi, et des gens pour la faire respecter ou pour la questionner. Une loi qu’on fait respecter sans expliquer pourquoi, sans qu’elle ait du sens, ça devient une dictature. Et ça peut exister dans une famille, une dictature. C’est d’ailleurs par là que ça commence. Pour moi, la famille est vraiment le terreau. Quand je vois un dictateur, quand je vois un tyran, quand je vois un grand tueur, je me demande toujours d’où il vient. Et je me dis : de quelle famille est-il issu ? Je ne peux pas voir quelqu’un sans me poser cette question. Mes films reflètent donc le cœur de cette problèmatique.

 

 

C. : C’est vraiment le cœur de la problématique de ce début de millénaire.

J. L. : On peut réfléchir à cela plus profondément mais quand on voit ce que mai  68 a laissé comme slogan : « il est interdit d’interdire ». Qui aujourd’hui dit : « il est interdit d’interdire ?» C’est la publicité. Il y a là une réflexion à avoir. Qu’est ce que c'est que ces lois ? Comment les faire respecter? Est-il interdit d’interdire ? Et où cela nous mène d’interdire d’interdire ? Moi, je suis l’enfant de cette génération-là. Je suis le fils de gens qui ont voulu qu’on interdise d’interdire. Je suis un peu déboussolé, et le cinéma me permet de me recadrer et de, peut-être, comprendre quelles sont les limites de mon existence.

 

C. : Avec Nue Propriété, tu as la chance de bénéficier d’un trio de comédiens tout à fait exceptionnels : Jérémie et Yannick Renier et Isabelle Huppert. Est-ce que cela modifie ton approche de la mise en scène ?
J. L. : Je bénéficie d’une infrastructure un peu plus grande que celle que j’ai eu jusqu’à présent. J’ai évidemment essayé de garder la spontanéité que j’ai obtenue sur les deux films précédents, tournés en vidéo. De la garder avec cette infrastructure, ce n’est pas simple. Je ne sais pas si c’est gagné, le montage le dira.
Par rapport aux acteurs et à leurs jeux, c’est un peu comme n’importe quels acteurs, qu’ils soient connus ou pas. Il faut essayer de les faire vivre dans un cadre : on en revient à l’origine de notre entretien. J’ai essayé, à chaque fois que je commençais avec eux, de définir le terrain de jeu, et donc la loi dans laquelle ils vont jouer. Je pense que c’est vraiment quand la loi est définie que l’acteur peut laisser la place à son inventivité. Ce qui est compliqué, c’est que les trois personnalités sont différentes, l’approche n’est donc pas la même pour chacun d’entre eux. 

 

C. : Est-ce que tu as modifié ton style par rapport au style vidéo ?
J. L.  : Oui, mais ce n’est pas lié aux acteurs. Je pense que le sujet est déterminant. Pour moi, avec ce récit, la forme qui s’imposait était des plans-séquences et un cadre fixe. Ce qui est l’inverse de ce que j’ai fait précédemment. Dans les deux films précédents, les personnages sont dans une urgence : la vidéo et la caméra à l’épaule permettent de transmettre cette urgence, il y a une justesse et une adéquation entre le cadre à l’épaule et l’urgence dans laquelle se trouvent les personnages de Folie Privée ou Ça rend heureux. Dans Nue Propriété, les personnages de cette famille souffrent d’une situation et d’une loi qui est là depuis des années et qui justement les empêchent de se déplacer, de bouger. Il me semblait alors important de les coincer dans le cadre et de ne pas le faire bouger, tout comme cette propriété. Ce sont les acteurs qui doivent sortir du cadre, mais le cadre ne les suit jamais. Il y a beaucoup de travail autour du hors champ. Ils sortent et puis, comme happés par toute cette éducation, ils reviennent et ils n’en sortent plus. Jusqu’au bout où finalement ils devront quitter cette maison. Je pense que le film est très dur mais résolument optimiste. 

Kriss Cuppens sur le tournage de Nue Propriété © JMV/Cinergie

 

C’est vraiment le film le plus optimiste que j’ai fait avec Ça rend heureux, mais par rapport à Tribu ou Folie Privée, c’est vraiment le plus optimiste.
Dans Folie Privée, je coinçais les personnages dans un passage à l’acte qui n’est pas guérissable, avec lequel on ne peut pas s’arranger. Là, l’éloignement finit par être possible, la vente est possible et la vie est devant eux, sauf pour un des fils pour lequel c’est peut-être un peu plus compliqué. Je me demande pourquoi j’ai écrit le film avec cette bagarre et cette violence entre ces deux frères. Le cinéma m’aura peut-être permis de tuer mon jumeau. Voilà.

 

C. : Tu as un frère jumeau ?
J. L.: J’en ai trois. J’ai un frère jumeau et deux demi- frères jumeaux. C’est aussi de ça que j’ai voulu parler : montrer l’excessivité de la gémellité.  Beaucoup de cinéastes ont déjà  parlé de la gémellité dans ce qu’elle a de romanesque, c’est-à-dire, le rêve de tous : avoir son double. Alors que ce n’est pas du tout ça ! La gémellité, quand on la vit intimement, c’est une difficulté à l’éloignement, à l’autonomie et à l’individualisation. Et c’est ce que je voulais montrer : l’histoire de deux frères qui n’arrivent pas à se détacher. En même temps, ils se battent autour d’une mère qui les séduit, et ça c’est très présent dans la gémellité. Enfin, c’est quelque chose que j’ai connu.

 

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