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Cannes-Raoul Servais

Publié le 05/05/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Est-ce que tu peux nous parler de Opération X-70, un film qui a été créé dans le contexte de la guerre du Vietnam. C’est presque une fable : c’est l’arroseur arrosé. Mais c’est un court métrage très engagé, militant ?
Raoul Servais : Mais préalablement, je voudrais préciser qu’il ne s’agit pas du premier film que j’ai présenté à Cannes. J’en avais présenté un autre, Goldframe, qui été sélectionné. Il n’a pas eu de prix mais c’était pour moi un grand soulagement de savoir qu’il avait été proposé dans la compétition. Et puis effectivement, il y eut Opération X-70, et c’est bien la guerre du Vietnam qui m’a inspiré. C’était à cette époque, effroyable ! On envoyait des milliers de jeunes américains risquer leur vie, stupidement, bêtement. Et en plus, des populations civiles vietnamiennes étaient bombardées, non seulement avec des armes classiques mais aussi chimiques, biologiques, etc... Cela m’avait profondément choqué et inspiré pour ce film qui ne se passe pas au Vietnam mais qui se déroule ici dans un pays qui s’appelle le « Nebelux ». Bon, on connaît plus ou moins...J’ai pu présenter ce film dans quelques écoles supérieures aux Etats-Unis. C’était à l’époque où ça commençait à bouger, où les étudiants commençaient à protester contre cette stupide guerre. J’ai donc discuté avec des étudiants américains sur la guerre du Vietnam.

C : C’est un film militant, mais qui, en même temps, possède un humour noir assez fort. À un moment donné, le général américain parle d’un guérillero qui se transforme en bonze suite à l’action des gaz. Et puis, ici dans le « Nebelux », il se transforme en ange....
R. S.  : Effectivement, comme ça ne se passe pas dans le Sud-Est asiatique mais en Europe, les résultats du gaz agissent différemment. Au lieu d’avoir des monstres mystiques, on se transforme en ange : il faut respecter la religion de la région ! C’était en effet un humour un peu noir, c’est sûr. Mais c’est un film qui m’a soulagé de ma colère en entendant tout ce qui se passait dans ce pays-là. Malheureusement, ce n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan. Je ne sais pas si le film a beaucoup aidé à changer les choses. Je ne me fais aucune illusion à ce propos mais il a quand même eu une certaine répercussion aux Etats-Unis. Et très curieusement, un distributeur américain a acheté les droits du film pour le mettre dans un tiroir. C’est donc une forme de censure. Enfin moi, je l’ai compris dans ce sens-là car, à mon avis, on ne l’a pas montré aux USA.

C : Harpya a eu la Palme d’or du court métrage en 79 au Festival de Cannes. Il sera également projeté au Flagey. C’est le premier film dans lequel apparaît la servaisgraphie. C’est un peu la confrontation entre un bourgeois belle époque et un volatile androgyne. On se dispute pour la nourriture. En quoi, pour toi, la nourriture est-elle l’enjeu de ce face-à-face ?
R. S.  : J’ai voulu faire une parodie du film d’horreur. C’est un brave monsieur très bourgeois qui accueille un monstre : moitié oiseau de proie, moitié femme. Lui, il lui donne à manger... mais finalement, c’est elle qui va commencer à le dévorer. Je ne crois pas qu’il faille chercher une grande philosophie dans ce film mais cet un film qui m’a plu et que j’ai beaucoup aimé faire. Sans doute parce que c’était une première expérience pour intégrer la vie réelle dans le cinéma d’animation. Ce n’était pas tout à fait la servaisgraphie mais c’était une pré-servaisgraphie, c’était l’archéologie de la servaisgraphie.

C : Est-ce que cette Palme d’or a eu un impact dans la construction de Taxandria, dans ta décision de passer au long métrage ? On sait que qu´il est difficile de faire un long métrage en animation. Est-ce que ça a été un moteur ?
R. S.  : Oui probablement. Mais ça n’a pas été le moteur principal, parce que le scénario de Taxandria, je l’avais déjà écrit avant. L´idée de faire un long métrage m´était venue aussi des années auparavant. Après Harpya, j’ai abordé le problème. Cela n’a pas été facile de trouver les producteurs intéressés. Il est toujours difficile de passer de l’autre côté, du côté du cinéma en prises de vues réelles. J’ai réfléchi au problème, et je voyais, surtout dans Taxandria, un film d’animation utilisant la prise de vue réelle, comme je l´avais fait pour Harpya. Mais sous l’influence des producteurs et co-producteurs, c’est devenu le contraire, c’est-à-dire un film en prises de vues réelles utilisant des trucages « d’animation ».

C : Quels sont tes projets ? Il y a un projet de long métrage en cours ?
R. S.  : Oui, j’ai un projet, qui malheureusement est toujours à l’état de projet. J’ai écrit une partie il y a maintenant des années. C’est également en prises de vues réelles, mais avec des trucages digitaux. Il s’agit d’une entreprise qui met en valeur certains événements qui se sont déroulés durant la première guerre mondiale. Evénements que l’on pourrait considérer comme fantaisistes, puisqu’il s’agit d’hallucinations collectives qui ont eu lieu dans les tranchées en 14-18. Même s´ils n’ont jamais été prouvés, ces événements sont d´une très grande poésie et peuvent servir à mieux comprendre cette époque.

C : A quel stade en es-tu pour ce film ?
R. S.  : J’en suis encore à retravailler mon écriture. Maintenant, il faut que je trouve un producteur, puisque je n’ai pas les moyens financiers pour une telle entreprise.

C : Taxandria n’a pas été très bien reçu en Belgique. Par ailleurs, il a des fans partout dans le monde entier.
R. S.  : Il y a eu un petit problème à la sortie du film. Durant la première, le film n’était pas terminé. Mais comme il était annoncé, il fallait le montrer. Il manquait des plans, plusieurs plans, la musique était provisoire. Et la critique, à juste titre, n’était pas très enthousiaste. Je ne dirais pas assassine, mais tout de même. Par après, on a eu le temps de mettre les choses au point, et le film a connu du succès à l’étranger. Deux ou trois prix : en Espagne ou au Portugal et à Rome, je crois. Le film a pas mal tourné en France où il a eu une bonne critique. Mais en Belgique, il est toujours resté comme un film pas tout à fait réussi.

C : Tu ne comptes pas t’exiler au Japon auprès de tes nombreux fans japonais ?
R. S.  : (rires) Oui, c’est vrai qu’au Japon, mes films ont du succès. Sans doute, parce que pour eux, je dois être exotique, en tout cas je représente un cinéma exotique. Et puis, ils aiment bien le surnaturel, le cruel. Ils ont distribué Harpya en DVD. C’était d’ailleurs les premiers, au Japon, à distribuer mes films en DVD. Non, je ne pars pas au Japon. J’ai eu l’occasion de m’expatrier, notamment aux Etats-Unis, mais je suis trop attaché à notre pays. Je pourrais difficilement à vivre ailleurs.

C : Tu veux préciser quelque chose ?
R. S.  : Parmi tous les films belges qui ont été primés à Cannes, ce sont, en grande majorité, des films d’animation, et le seul documentaire qui ait été primé est un documentaire en rapport avec le cinéma d’animation, puisqu’il s’agit de Monsieur Plateau de Jean Brismée. Je crois qu’il y a seulement deux courts métrages, dans toute la série, qui ne sont pas des animations.

C : Tu as vu le court métrage de Jonas Geirnaert ?
R. S.  : Oui, bien sûr ! En fait, Jonas Geirnaert n’est pas mon élève mais l’est par personne interposée. Il est l’élève de mes élèves. Les gens que j’ai formés sont actuellement professeurs au KASK, à l’académie de Gand. Flatlife est un film très, très bien fait. Pour un étudiant, c’est assez remarquable d’ailleurs, car il y a une très grande maturité dans son travail. C’est un garçon qui a du talent et j’espère qu’il pourra continuer dans le cinéma d’animation, qu’il pourra rester en Belgique aussi. Je pense que les meilleures œuvres du cinéma d’animation, en Belgique, sortent des écoles. Parce que là, il y a des facilités offertes  : le matériel, les professeurs, les budgets,...et ils sont libres. Ils font tous ce qu’ils veulent, ce qui n’est pas le cas par après. Quand on devient professionnel, il faut gagner sa vie, et donc, il n’y a plus cette grande qualité de liberté et d’imagination une fois qu’on sort de l´école.

C : Est-ce que le fait qu’il y ait beaucoup de films d’animation primés à Cannes a une signification pour toi ? 
R. S.  : Tout d'abord, je pense qu´une des raisons est la qualité de nos écoles d’art. De plus, la Belgique a des atomes crochus avec les arts plastiques, les arts graphiques. Les plus grandes manifestations d’œuvres d’auteurs, non dépendants d’une industrie, sont toujours des cinéastes d’animation. Outre Cannes, qui est un festival très important, le cinéma d´animation a connu d’autres succès, dans d’autres grandes manifestations compétitives à l’étranger. Je pense que les autorités qui décident de l’avenir du cinéma auraient pu se rendre compte beaucoup plus tôt que c’est dans ce domaine qu’il fallait apporter des aides. Il y en a eu, mais ces aides étaient sporadiques. Il n’y avait pas une politique continue. Ce qui maintenant, je crois, évolue dans un sens favorable.

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