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Servais de Rudy Pinceel

Publié le 30/11/2018 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

En 2017, Bastien Martin signait un portrait de celui que l’on surnomme le Magicien d’Ostende, le cinéaste d’animation Raoul Servais. Au plus près de cet homme modeste, ce film avait pour titre Raoul Servais, mémoire d’un artisan. Presque au même moment, du côté néerlandophone, Rudy Pinceel tournait un autre long-métrage documentaire qui sort à présent dans les salles et qui est presque l’exact opposé de ce premier film.
Aujourd’hui âgé de 90 ans, le premier Belge a avoir reçu une Palme d’Or au Festival de Cannes (1979) compte à sa filmographie 15 courts-métrages et un seul long sur une carrière de plus de 70 ans. Enfin gâté par son pays, Mu.ZEE, le Musée d’art moderne d’Ostende, a décidé de réserver une aile à son œuvre. Un beau et juste cadeau d’anniversaire donc.

Raoul ServaisIls sont venus, ils sont tous là pour fêter leur héros national le 1er mai, à l’occasion de ses 90 ans au Casino d’Ostende. Le Casino d’Ostende, Raoul Servais le connaît bien, il a collaboré, il y a bien longtemps, à l’élaboration de la fresque d’un autre artiste national, Magritte. Entre les deux hommes, l’un jeune, inconnu et plein d’allant et l’autre déjà bien installé dans le milieu et la société, il y eut quelques frictions qui vaudront à Raoul de la part de l’homme au chapeau boule, le surnom de « Monsieur Vert-gazon ». Mais les années ont passé, René Magritte n’est plus, seule reste sa fresque, et Monsieur Vert-gazon depuis, a fait ses preuves au-delà d’Ostende et conquis le respect du monde de l’animation avec ses films et ses techniques innovantes.
C’est la raison pour laquelle, en mai 2018, le Casino a mis les petits plats dans les grands pour accueillir du beau monde : les proches, les amis de toujours, Arno, mais aussi Jacques Dubrulle, producteur et président du Fonds Raoul Servais, Rudy Turkovics et Iza Cracco, ses collaborateurs fidèles et les incontournables politiques bien entendu, que Raoul salue gentiment et regarde de son œil bleu à la fois distant et bienveillant. Un selfie, oui pourquoi pas ? Les honneurs, Raoul les a toujours regardés d’assez loin, comme si cela ne le concernait pas. Cette fête, ce moment obligatoire, il le traverse avec la simplicité qui lui colle à la peau. L’homme en effet a toujours été plus à l’aise sur la plage d’Ostende, seul, ou allongé dans le jardin de sa ferme au milieu de nulle part. Et la caméra de Rudy Pinceel sait capter ces moments de solitude avec grâce, dans des cadres parfaits où le décor devient un véritable enchantement pour l’oeil. Et si le film use (et parfois abuse) de ralentis irréprochables et de musique d’ambiance omniprésente, il reste que l’œuvre du cinéaste est ici évoquée avec justesse parallèlement à la vie intime et personnelle de cet homme modeste et magnifique. Des extraits de (presque) tous ses films sont remis en contexte et souvent revisités au travers des dessins ou planches exposées aujourd’hui au Mu.ZEE et déballées dans le film sous nos yeux : si bien que Raoul Servais nous apparaît ici comme un artiste pluridisciplinaire, maniant diverses techniques, à la fois peintre et cinéaste, inventeur et bricoleur génial. Des bribes de sa vie son discrètement évoquées, son fils qu’il a eu très tard, sa petite-fille, et bien sûr la femme de sa vie, Nicole vander Vorst qui hante un moment la digue d’Ostende et embue les yeux clairs de cet homme pour qui elle était tout.
Jouant la carte du biopic classique liant vie intime et carrière artistique, Rudy Pincell utilise les moyens de la fiction, évitant le plus possible les interviews face caméra, créant des cadres extrêmement soignés. De même, ce titre sobre mais imposant, Servais, pose clairement l’ambition de ce film - car le fait d’ôter un prénom fait entrer d’emblée l’artiste parmi les immortels. Comme l’écrivait Oscar Wilde : « Un nom destiné à devenir célèbre ne doit pas être trop long. En devenant connu, on se doit d'abandonner ses prénoms, comme un aérostatier se débarrasse de son lest...» Aussi l’humilité de cet homme qui s’est toujours considéré lui-même comme un artisan, un bricoleur plutôt qu’un artiste crée un contraste étrange. Et c’est sans déplaisir qu’on l’entend douter de sa légitimité à entrer au musée d’Ostende aux côtés de Spilliaert et d’Ensor, ses idoles, qui eux l’ont perdu depuis longtemps, ce prénom. Et ce doute qui l’habite nous montre bien, heureusement, que le film n’est pas complètement parvenu à le lui ôter, et qu’au fond Raoul restera Raoul.

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