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Bouli Lanners à propos de Ultranova

Publié le 01/04/2005 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

L’homme est de ceux dont la silhouette, au bord de l’écran, incarne en quelques plans des caractères bien trempés. En un mot, une vraie gueule de cinéma devenue de plus en plus familière ces dernières années. Il concède : « Je suis un peu boulimique, oui » Peintre, décorateur, acteur à la filmographie déjà impressionnante, touche à tout tonitruant et filmeur rêveur discret, Bouli Lanners se raconte sans hésiter, le regard clair et le verbe franc.

Aux Beaux-Arts à Liège, on lui demande dès la deuxième année d’être plus assidu ou de s’en aller. Il s’en va. Il a 20 ans et travaille déjà comme décorateur pour la RTBF. Puis il débarque sur le plateau des Snuls en 1989, l’émission culte de Canal + Belgique où, à force de rigoler derrière les décors, il commence à « traverser le plateau en tutu rose » avant d’écrire, de jouer et d’acquérir une « petite popularité parce que l’émission était très suivie. » Acteur, il enchaîne les téléfilms et ça l’ennuie. Mais « Je regardais comment tout se passait, la synchronisation, le découpage… J’apprenais le métier de réalisateur en m’emmerdant sur les plateaux des téléfilms !» S’ensuivent de nombreux courts métrages, beaucoup de seconds rôles au cinéma. Avec ses amis Gérard Andrien et Stefan Liberski, il crée le Festival de Kanne de Belgique. « J’ai commencé à faire mes films comme ça», à chaque édition. Sur une péniche qui vogue de Kanne à Liège et pousse jusqu’à Bruxelles, ils montent et projettent « des films de moins de 10 minutes, réalisés par des gens qui n’en font jamais. Nous partions du concept d’art brut, qui, au cinéma, peut donner des choses très drôles, totalement décalées et parfois très touchantes. » En peinture comme au cinéma, il se retrouve dans l’art brut.

 

« Je n’ai pas fait l’Académie ou d’école de cinéma. Je suis un autodidacte, un auteur ‘brrrrrut’ ! »
Bouli Lanners est né « vraiment aux trois frontières » de la Belgique, de la Hollande et de l’Allemagne. Son père était douanier. Il décrit la Belgique comme un espace fantomatique, « un pays de transit, de passage, qui le devient de plus en plus, en servant d’entrepôt aux marchandises qui le traversent. » Il voulait tourner Ultranova en Scope pour « transcender ce qu’il peut y avoir de laid dans ces endroits et en faire quelque chose de très beau et de très triste.» Dans son village, pas vraiment d’accès au cinéma, « On allait au cinéma quand on allait chez ma grand-mère mais j’ai vraiment découvert le cinéma très tard. » Ses premières émotions cinématographiques viennent de quelques téléfilms de Wenders croisés par hasard sur la télévision allemande. Et surtout d’un « monsieur qui passait avec un projecteur 16mm deux ou trois fois par an » dans son collège et qui, un jour, s’emmêle les bobines et projette sur l’écran, au lieu d’un énième épisode de la septième compagnie, Mon Oncle de Tati. « Tout le monde chiait ! Et moi, je me demandais « Mais qu’est-ce que c’est que ce truc ? » Et ça m’a bouleversé. J’en ai rêvé pendant des mois. » D’en faire aussi, silencieusement, depuis longtemps : « Je ne me l’avouais pas mais c’était là, inconscient, occulté. C’est revenu périodiquement. Je me souviens qu’une année, on m’avait présenté un type qui avait fait un court métrage en pel-li-cu-le ! Un pharaon, un dieu vivant quoi ! »

 

Avec Ultranova, il a le sentiment de faire son métier. Il ressent le même calme dans l’écriture et la peinture, « deux démarches de grands solitaires » qui rendent « extrêmement réceptif. » Oui, l’odeur « de l’huile de lin » lui manque, il l’a un peu délaissée ces dernières années, alors qu’il peint depuis l’âge de 14,15 ans. Mais au cinéma, il barbotte dans tout ce qu’il aime : La narration, le jeu, le plateau... « J’adore le plateau ! » répète-t-il plusieurs fois. Les gens, les camions, le bordel, les endroits étranges où l’on ne s’arrêterait pas d’ordinaire… Il décrit le film comme une peinture où tout s’est mis en place « par petites touches. » « Les deux premières semaines du tournage, j’appliquais mon découpage et c’était vraiment de la merde. Et puis j’ai lâché. C’était peut-être mon dernier film, je ne voulais pas avoir de regret, me dire plus tard que j’aurais dû m’écouter. » Il réécrit le scénario, invente des personnages pour les comédiens qui, au gré des rencontres, le « touchent » : « Je n’ai pas essayé de coller le comédien à l’écriture. Cela m’a semblé plus riche dans l’autre sens. Le personnage devient plus fort parce qu’il est plus juste. » Une fois la peur lâchée, « si je trouvais ça beau, on fonçait. Je ne pars pas de concepts, mais d’images, d’émotions. Comme en peinture. »

 

En 1999, Travellinckx, son premier court métrage, racontait l’histoire d’un homme parti filmer les endroits que son père aime, quand celui-ci est mourant. Bouli ne le dit pas, mais c’est son histoire. Deux ans plus tard, il réalise Muno, autour d’un fait divers raciste dans un petit village, retour sur les lieux de l’enfance, un autre drame du lien ou plutôt de son absence. « J’ai peur de cette espèce de dilution des rapports humains, j’ai l’impression que notre monde moderne va vers ça. » Silencieux, ample et épuré, Ultranova fait flotter dans une Belgique lunaire des personnages en mal d’amour, les pied dans le réel et la tête ailleurs, au bord, déjà, d’une « overdose de vie de cons. » Un film dont il aurait ôté justement tout réalisme social pour n’en garder que l’effet, l’essentiel, « les gens et leur peur de vivre, la peur de dire qu’on aime. » Un truc récurrent, dans toutes les familles, y compris la sienne. A travers chacun de ses personnages, Ultranova est encore doucement autobiographique. Et «j’ai vécu cette histoire ! Telle quelle !  On a tous vécu des histoires comme ça ! D’amie devenue une confidente qui, un jour, te présente son nouveau copain et tu es a-né-an-ti! » Désormais, il a assez d’amies, «alors ou elles couchent ou elles vont se faire foutre ! » ajoute-t-il en s’esclaffant. 

 

S’il appréhende la sortie du film ? Non, il est déjà content de l’avoir fait et qu’Ultranova voyage. Ce qui compte, c’est qu’on puisse le voir un peu partout : « Je suis plutôt pour la polyculture extensive que de la monoculture intensive ! » Il avait encore une fois beaucoup de projets, mais c’était trop, enfin. «Après la sortie du film, j’ai prévu dans mon planning de m’ennuyer pendant quelques mois. Il faut passer par-là, je crois. C’est ça, le vrai luxe, pas le pognon, mais d’avoir le temps de faire les choses, de les digérer, de comprendre ce qui s’est passé. Je suis un ruminant. »  Mais plus loin, de conclure : « J’aime papillonner, butiner. Je suis né en mai. Je suis très printanier ! » toujours en riant.

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