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"Deux jours, une nuit" Farbrizio Rongione

Publié le 15/06/2014 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Entre passion et compassion 

Fabrizio Rongione, nous l'avons découvert dans Rosetta, Palme d'Or à Cannes en 1999. En deuxième année de conservatoire, Fabrizio est alors repéré par Jean-Pierre et Luc Dardenne. Sorti de ses cours, il tourne en Italie et dans des courts métrages singuliers et drôles (La roue tourne, Voix de garage) en Belgique. Il fait partie de la première série de web-vidéo de Cinergie consacrée aux comédiens (intitulée Casting). Au fil du temps, Fabrizio est devenu un acteur qui compte et pas seulement en Belgique, mais aussi dans d'autres pays comme l'Italie.

Dans Deux jours et une nuit, le dernier film des frères Dardenne, Fabrizio Rongione, avec vitalité et résistance, fait face à la souveraineté de l'idéologie ultra-libérale et de son diktat sur le travail comme rendement maximisé, avec un harcèlement permanent qui engendre la précarité de l'emploi. Autrement dit, une sorte de performance sportive… Il semble bien que le sport est devenu la métaphore du capitalisme tardif.

Pour une raison que nous ignorons, Cinéart ne nous a pas permis de rencontrer les frères Dardenne. Nous attendons leur prochain film pour en savoir davantage et terminer l'analyse que nous avons commencé à écrire. Ce qui ne nous empêche pas de penser que Deux jours et une nuit est leur meilleur film.

Cinergie : Pourrais-tu nous résumer le film ?
Fabrizio Rongione : Cela se passe dans une PME qui fabrique des panneaux photovoltaïques. Sandra y est salariée. Elle revient au travail après une dépression. À son retour, elle apprend que le patron a offert un deal aux autres employés. Il leur propose soit de réintégrer Sandra dans l'entreprise, soit de toucher une prime de 1000 euros pour les heures supplémentaires qu'ils ont faites en son absence. Il soumet cette idée au vote. Une grande majorité décide d'empocher la prime, même si cela signifie qu'ils sacrifient Sandra. Cela se passe un vendredi. Elle va réussir à obtenir un autre vote qui, cette fois, sera secret. Le premier vote ayant été influencé par les arguments du contremaître, Jean-Marc. Pendant tout le week-end, Sandra va essayer de convaincre ses collègues de la laisser réintégrer son poste. Et le film se termine le lundi matin. Avec un nouveau vote, que je ne vais pas dévoiler !

C. : Quel est le rôle de Manu que tu interprètes ?
F. R. : Manu est le mari de Sandra et ils ont deux enfants. Je l'aide et je la soutiens, je l'encourage pour la convaincre de parler à ses collègues. Je fais office de coach pendant ces deux jours.

C. : Quelles indications d'interprétation t'ont données les frères ?
F. R. : Quand on travaille avec les frères, on ne reçoit jamais d'avis. Leur travail est basé sur le mouvement du corps et sur la répétition. C'est un mot-clé chez eux. Il y a toujours trois semaines de répétition avant le tournage. Toutes les scènes sont répétées. On répète encore, le jour même avant de filmer la scène, sur le plateau. Et on fait toujours beaucoup de prises.

C. : Pourquoi ?
F. R. : Parce qu'ils essaient toujours d'arriver à une jonction, un point d'équilibre entre le mouvement de caméra et celui des acteurs. Pour arriver à cette fusion, il faut des répétitions et plusieurs prises parce que c'est lors de ce processus qu'on arrive à la bonne prise. Lorsqu'ils te donnent le scénario, ils ne te donnent aucune indication. Il y a quelques mots-clés qui sont fondamentaux chez eux. Je vous le dis maintenant, après avoir joué dans cinq de leurs films. Je ne l'avais pas compris au début. Par exemple, si tu as un doute, ils vont te dire : "Essayons". Ils veulent voir comment tu joues la scène : un acteur, c'est un corps, c'est un instinct. La répétition sert à ce qu'un acteur puisse se lâcher. Souvent, je prends comme exemple les derviches tourneurs qui tournent sur eux-mêmes pour arriver à une sorte d'extase. C'est un peu pareil, faire toujours le même mouvement, le même geste, pour arriver à ce souffle extatique. Ils font confiance à l'instinct de l'acteur. Le dépassement de soi est important. Les frères, et aujourd'hui plus encore qu'avant, aiment être surpris. Lorsqu'ils le sont, on leur fait un beau cadeau. Avec l'expérience, je me rends compte que les plus beaux moments pour l'acteur, c'est au moment où le réalisateur dit : « Coupez » et que toi tu te dis « Déjà ?! » Ce sont ces scènes-là que le public apprécie le plus, parce que dans ces moments-là, tu as un geste ou une expression qui va te surprendre... simplement parce que l'acteur ne sait pas pourquoi il l'a fait.

C. : Il y a surtout un affect. « Aimer, ce n'est pas regarder l'un vers l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction », disait Saint-Exupéry. Cet affect pour Sandra, tu le montres très bien.
F. R. : C'est une résultante de mon éducation, de mon enfance, des gens qui m'entourent. Le personnage de Manu est proche des hommes qui font partie de ma famille. Des hommes à l'ancienne, je dirais, qui ne sont pas dans la romance, mais qui ont toujours vécu avec leur femme. Ils n'ont jamais été des monuments de tendresse, mais étaient toujours là dans les moments difficiles. J'ai, comme exemple, un oncle dont la femme a vécu une dépression. Il l'a beaucoup aidée dans ces moments difficiles. Je n'y ai pas pensé au moment où je travaillais le rôle, mais je l'ai senti dans mes émotions. C'est un sentiment que j'avais en moi, que je connaissais. Je me suis senti proche du personnage de Manu. Je le ressentais, vraiment.

C. : Tu as joué dans cinq films des Dardenne. Dans Deux jours et une nuit, tu as le rôle pivot. Pourquoi penses-tu avoir été choisi ?
F. R. : Pourquoi m'ont-ils choisi ? Je ne sais absolument pas. À chaque fois, c'est une surprise et j'ai l'impression de ne pas mériter la confiance qu'ils m'accordent. Quand j'ai fait Rosetta, je n'étais pas prêt, j'étais en deuxième année de conservatoire, pas très sûr de moi, mais j'avais le sentiment d'être un acteur qui apprenait son travail au fur et à mesure. Il y a trois ans, je n'aurais pas pu jouer Manu.

C'est comme si les Frères percevaient mon évolution – mais je n'ose pas le leur demander. Si tout ça est vrai, c'est assez incroyable. Il y a un vrai échange qui se fait de plus en plus fort, au fur et à mesure des films. Autant avant, j'avais l'impression d'être au service de leur film, de manière inconsciente, autant je le suis de manière plus consciente aujourd'hui. J'ai l'impression d'apporter davantage qu'avant, où je me contentais d'attendre qu'ils me disent si c'était bien ou pas... qu'ils me dirigent, en somme.

C. : Comment s'est passé le tournage avec Marion Cotillard ? Etait-elle au même diapason que les autres acteurs ?
F. R. : Oui, c'est une condition chez les Frères. Cela s'est très bien passé avec Marion. Lorsque tu travailles avec les Frères, tu as envie de te mettre au service de leur film. Déjà, avant d'être des grands réalisateurs, ce sont de grands scénaristes. Marion a intégré une équipe qui était déjà très soudée. Assez vite, j'ai travaillé avec une actrice qui avait les mêmes envies que moi. Au niveau du travail, cela s'est super bien passé. Marion a fait tout ce qu'on lui a demandé de faire, elle a répété autant de fois qu'il fallait, sans broncher. Elle nous disait qu'elle était heureuse de tourner avec eux. Elle a apporté une forme de fraîcheur sur le plateau.

C. : Est-ce qu'il faut encore te convaincre de participer à l'un de leurs films ? Il suffit qu'ils te donnent leur scénario à lire, ou... même pas ?
F. R. : Non, ils ne doivent pas me convaincre. Un jour, ils m'ont donné le scénario à lire et dit : « Dis-nous si tu as envie de le faire ? » Je n’ai pas dit oui tout de suite, mais dans ma tête, c'était évident. Si le scénario ne m'intéressait pas, je le leur dirais. Mais jusqu'à présent, cela n'a pas été le cas.

C. : Pour la scène dans le lunch garden les frères filment plusieurs personnes, ce n'est plus un dialogue à deux. Dans la mise en scène, la caméra te suit alors que tu travailles en ne cessant de bouger, tout en parlant à ta famille, qui est assise, occupée à manger. Comment s'est tourné ce côté virevoltant ?
F. R. : C'est toujours intéressant de confronter le film avec le public et des journalistes... J'ai toujours eu l'impression de faire du cinéma dans une communauté : il y a ceux qui font, et ceux qui regardent. Que je le voie moi-même n'a pas grand intérêt, par contre, que d'autres le regardent et m'en parlent, ça m'intéresse. Pour la scène du lunch garden, les Frères m'ont demandé de la regarder, elle. Tout ce qui était autour d'elle n'avait pas d'importance. Je n'ai pas eu cette impression d'être en action, mais dans la réaction. J'écoute et je réagis. Cela n'a pas été la scène la plus difficile, il y en a eu d'autres qui étaient difficiles.

C. : Par exemple, la tentative de suicide de Sandra ?
F. R. : Oui, cette scène a été très difficile. Je ne savais pas trop comment entrer dans la chambre de l'hôpital... Spontanément, dès la première prise, je suis rentré sans la moindre gentillesse. Luc m'a dit : « Ah c'est étonnant... mais essayons tout de même autre chose ». On l'a faite, mais je n'étais pas à l'aise, je ne me sentais pas en empathie avec elle. Pour moi, après tout ce que j'avais fait pour elle, cette tentative de suicide n'était pas juste... Au montage, ils n'ont gardé que mon dialogue avec Sandra, pas mon entrée dans la chambre.

Et puis, le fait qu'elle m'embrasse m'a perturbé. Ce n'était pas prévu. Pendant tout le film, on ne se touche pas. Lorsqu'elle m'embrasse, je ne savais pas quoi faire, comment réagir, comment faire réagir mon personnage.

C. : C'est une belle scène d'amour.
F. R. : Oui, mais j'étais d'autant moins à l'aise que chaque fois que je voulais la toucher elle se refusait à moi puisque dans l'histoire on ne fait plus l'amour depuis longtemps.

C. : Je trouve que Sandra est tout le contraire de Rosetta. Même si elle se bat, elle est victime.
F. R. : C'est possible, oui, elle subit plus que d'autres personnages. Peut-être est-ce la raison pour laquelle ce film me paraît plus dans l'air du temps... Il nous raconte davantage le monde d'aujourd'hui. Avec Rosetta, ils étaient en avance sur leur temps... On est dans une autre ère, aujourd'hui, on vit dans la mondialisation, les restructurations, les gens subissent beaucoup.

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