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Deux jours, une nuit de Luc et Jean-Pierre Dardenne + L'âge de raison, le cinéma des frères Dardenne d'Alain Marcoen et Luc Jabon

Publié le 15/11/2014 par Nastasja Caneve / Catégorie: Sortie DVD

Tant qu'il y a de la vie...

Même s'ils sont repartis bredouilles en mai dernier à Cannes, les frères Dardenne ont encore une fois ému, fait réfléchir, touché, parlé au public avec Deux jours, une nuit. Les deux réalisateurs sont devenus maîtres dans l'art de raconter des histoires profondément ancrées dans notre triste monde où tout va à vau-l'eau, où la survie est de mise, où l'espoir fait vivre. Avec ce film, les frères ont conservé les fondations, mais ont quelque peu modifié la déco. Le résultat est un peu perturbant.

Le film sort aujourd'hui dans une version double DVD. Les bonus incluent des entrevues éclairantes sur le travail des frères Dardenne et de Fabrizio Rongione et sur celui que Marion Cotillard a dû fournir pour ce tournage qui, pour elle, ne ressemblait à aucun autre. Le film est accompagné d'un documentaire, réalisé par le chef opérateur des frères, Alain Marcoen. L'occasion de se replonger dans leur carrière cinématographique comme si on feuilletait les pages d'un livre d'histoire de l'art. 

Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit des frères Dardennes
En sortant du dernier film des Dardenne, j'étais sceptique. Je me suis dit, à chaud, que Marion Cotillard avait un joli tee-shirt rose. Je me suis aussi dit : "Tiens, qu'aurais-je fait à la place de Sandra ? J'aurais baissé les bras ? J'aurais rebondi ? Et à la place de ses collègues ? » Je me suis également dit que leur traitement du sujet de la crise était assez éloquent dans la situation actuelle. Néanmoins, je me suis dit aussi que certaines scènes manquaient d'ancrage, que certains dialogues sonnaient faux, que ça faisait bizarre d'entendre de la musique dans un film des Dardenne, que voir Marion jouer le rôle d'une sérésienne à la situation professionnelle instable, c'était étrange.
Du cinéma social, pas de surprise. Au sortir d'une dépression accablante, Sandra, jeune mère de famille, apprend qu'elle va perdre son travail au sein d'une entreprise locale. Le patron, animé d'une fourberie sans borne, a demandé à son équipe de choisir entre une prime individuelle de mille euros et Sandra. Oui, parce que si Sandra reste, ils n'auront pas un kopeck. La jeune femme, soutenue bec et ongles par un mari entièrement dévoué (Fabrizio Rongione), a alors un weekend pour convaincre ses collègues de renoncer à l'argent pour qu'elle garde son emploi. S'ensuit un va-et-vient de rencontres diverses et variées entrecoupées de soulagements, de refus, de crises de nerfs, de pleurs, d’espoirs et de désespoirs. La solidarité existe-t-elle encore dans ce monde où le chacun pour soi règne en maître absolu ?
Comme le souligne Marion Cotillard, les frères Dardenne sont de merveilleux conteurs. Leurs films se conçoivent comme des fables où les personnages se lancent à la poursuite d'une quête obsessionnelle. Ici, c'est la pauvre Sandra qui se relève difficilement de ses chutes. On s'attache à cet être fragile que tout accable, à ce petit oiseau aux ailes brisées. On veut la voir sourire, juste une fois. On veut qu'elle reprenne du poil de la bête. Manipulés par l'empathie, pauvres spectateurs que nous sommes, on attend, on croise les doigts, parce qu'on aimerait bien qu'elle garde son travail, que tous ses efforts ne soient pas vains. Et, contre toute attente, elle se relève, petit à petit.

Avec Deux jours, une nuit, les frères ont opté pour une sorte de thriller social qui tient le spectateur en haleine. Car, oui, on veut savoir. Est-ce qu'elle va y arriver? Est-ce qu'elle va garder son boulot ? Est-ce qu'elle va survivre ? Même si les scènes semblent se répéter, on attend patiemment. C'est le conflit social qui ponctue chaque rencontre, qui fait pression, qui rôde dangereusement autour de ce personnage féminin sans arme qui ne manquera pas de nous surprendre jusqu'aux dernières minutes du film.
Difficile de ne pas comparer ce dernier film avec ceux qui précèdent. Il y a eu un changement, un peu radical : plus de couleurs, du soleil, une actrice connue, un film plus palpitant. Même si les frères ont toujours eu cette volonté d'aborder des thèmes dont personne ne veut parler, Deux jours, une nuit constitue un tournant dans leur carrière.

 

Ce DVD est distribué par Twin Pics & Cinéart


La Cinémathèque de la Fédération Wallonie-Bruxelles, vient d'éditer également un double DVD, uniquement disponible pour le public de la Cinémathèque, soit enseignants, centre culturels et associations, qui reprend le dernier film des frères, Deux jours, une nuit et leur portrait réalisé dans la collection Cinéastes d'aujourd'hui

 

L'âge de raison, le cinéma des frères Dardenne, une réalisation de Alain Marcoen, leur chef opérateur, et de Luc Jabon, scénariste et réalisateur. Un drôle d'objet. Un peu insaisissable. Un portrait des frères dans lequel ils n'apparaissent pas. On les découvre par bribes, celles de Marika Piedboeuf, fidèle scripte, celles d'Émilie Dequenne, quinze ans après Rosetta, celles d'Igor Gabriel, chef décorateur pour L'Enfant, celles d'Olivier Gourmet, entre autre, père de Jérémie Renier dans La Promesse, celles de Benoît Dervaux, leur cadreur. Autant d'âmes qui jalonnent l'œuvre des frères et qui décortiquent méticuleusement les scènes. Des témoignages, mais aussi des réflexions d'historien de l'art (Laurent Busine), d'éthologue (Vinciane Despret) qui éclairent certaines scènes-clés de l'œuvre.

On retient que le cinéma des frères Dardenne est un cinéma de la transmission. Transmission entre les réalisateurs et les spectateurs d'abord. Chaque film est vu comme une fable qui détient une morale à transmettre à celui qui le regarde. Transmission entre un personnage et un autre ensuite, entre Roger et Igor dans La Promesse, entre Bruno et Steve dans L'Enfant, entre Cyril et Samantha dans Le Gamin au vélo, entre Olivier et Francis dans Le Fils. Des pupilles et des précepteurs. Comme dans ce tableau de Nicolas Neuchatel, peintre belge du 16e siècle, où un maître transmet une connaissance à son élève.
De la peinture, de la sculpture, du cinéma : autant de matériaux utilisés par Alain Marcoen et Luc Jabon pour créer du sens, établir des liens. Comme le souligne le titre, il est question, dans le cinéma des frères, d'atteindre « l'âge de raison », celui de la conscience, celui d'une période de développement, celui où on distingue le bien du mal, le juste de l'injuste, celui où la raison est sollicitée. Celui où il faut choisir…
Même si certains rapprochements artistiques sont étranges, ce documentaire, tout en retenue, dresse un portrait des frères finalement assez complet puisque de nombreuses thématiques y sont subtilement abordées : le jeu, les répétitions, les décors, les mouvements de caméra, le scénario. Un documentaire original qui correspond à leur univers, un voyage à travers le temps, l'histoire de l'art, et qui confère à l'œuvre des deux réalisateurs une place de choix au sein du cinéma belge. www.cineastesdaujourdhui.be

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