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Ibn Khaldoun de Chergui Kharroubi

Publié le 15/04/2013 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Chergui Kharroubi, sociologue de formation, Algérien d'origine, devenu plasticien, cinéaste et belge, vient de signer un docu-fiction autour d'Ibn Khaldoun. Considéré comme le père de la sociologie, ce personnage aux multiples compétences (diplomate, stratège militaire, historien philosophe), a vécu dans le Proche-Orient, l'Afrique du nord et l'Espagne maure du 14e siècle. Ce film retrace d'une part la vie de Ibn Khaldoun, ses divers emplois et services, ses voyages et ses fuites, et, d'autre part, ses écrits, ses pensées, ses analyses et réflexions. Un film à portée pédagogique, capable d'intéresser et d'être compris sans pré-requis. Nous avons rencontré le réalisateur dans le somptueux décor Art Nouveau de la Villa Empain qui abrite la Fondation Boghossian, dont la priorité est de contribuer à l'enrichissement du dialogue interculturel entre l'Occident et l'Orient. Un lieu on ne peut plus approprié.

Cinergie : Quelle est la genèse de ce film ?
Chergui Kharroubi :
En tant que sociologue, je connaissais Ibn Khaldoun que j'avais étudié à l'université d'Alger. En 2011, un festival interdisciplinaire était organisé dans la ville algérienne de Tlemcen, désignée capitale de la culture Islamique. À cette occasion, un appel à projets avait été lancé pour réaliser un film sur cette personnalité qui a également vécu en Algérie. Pouvoir faire un film sur Ibn Khaldoun a été une véritable aubaine pour moi ! C'est un personnage passionnant, un visionnaire que l'on redécouvre enfin ! Il avait une vision universaliste, il voyait l'être humain dans sa globalité.

C. : Il n'était pas seulement savant, il s'était également impliqué activement dans la vie politique.
C.K. : En effet. Il savait vers qui se tourner pour assouvir ses ambitions. Il était conscient qu'il fallait aller du côté du plus fort pour faire avancer ses idées, il a su choisir.

C. : Etait-il courant, à l'époque, d'écrire ses mémoires ?
C.K. : À ma connaissance, c'est un des premiers à avoir écrit sa biographie. C'est une chance inouïe d'avoir le récit d'une personne qui raconte sa vie. Il écrivait un journal, au jour le jour. Mais, à partir d'un certain âge, il a décidé de réécrire ses mémoires, avec ses souvenirs, sa vie et son histoire. Ses mémoires ont été éditées plus tard, de même que ses œuvres, par des Anglais et des Ottomans.

 

C: Actuellement, Ibn Khaldoun est étudié dans toutes les universités du monde.
C.K. : Il est connu comme précurseur des sciences sociales, mais aussi pour ses recherches sur différents sujets. Paradoxalement, il est beaucoup moins connu dans le monde arabe. Il y a des spécialistes de ses écrits dans les universités allemandes, américaines ou hispaniques qui apprennent les us et coutumes de l'époque à travers ses minutieuses descriptions, mais également ses réflexions stratégiques. Avant, on écrivait ce que les princes et les nantis, ceux qui avaient le pouvoir, voulaient laisser à la postérité. Lui, par contre, part d'observations pour écrire l'Histoire. Il part de faits, les observe, puis, à partir de là, il crée des théories ou des concepts. Chose totalement révolutionnaire pour l'époque. Il avait une démarche très proche du journalisme en recoupant les faits, les analysant, les vérifiant pour après aborder une théorie.

C: Pourquoi, à ton avis, est-il moins connu dans les pays arabes ?
C.K. : Ibn Khaldoun a vécu le déclin de la civilisation arabe. Il est tombé dans l'oubli, et ce n'est que plus tard qu'il a été redécouvert. Après ce déclin, le regard des pays arabes s'est plutôt dirigé vers l'Europe. C'est seulement maintenant que l'on redécouvre Ibn Khaldoun et d'autres aussi, car il n'y a pas que lui.

C: Est-ce que ce n'est pas parce qu'il a un point de vue un peu trop critique ?
C.K. : Très certainement. Dans certains pays musulmans, on l'a carrément écarté de l'enseignement, jugé impie ou athée. Bien qu'à la lecture de ses œuvres, on rencontre quelqu'un de très croyant, qui a même eu des responsabilités théologiques. Mais il est vrai qu'il a défendu des principes basés sur la réflexion empirique ou rationnelle, et non sur la foi. C'est un des premiers théoriciens à mettre en avant la rationalité, la science et la réflexion et à les avoir dissocier de la religion. Ce sont des notions qui peuvent communiquer entre elles, elles ne sont pas antinomiques, mais elles ne doivent pas empiéter l'une sur l'autre.

C: Avec ce film, tu as voulu réhabiliter son image au sein de la communauté musulmane.
C.K. : Tout d'abord, je voulais faire redécouvrir un patrimoine oublié. Ibn Khaldoun a fait avancer la science, il avait un esprit curieux, il essayait d'aller de l'avant en s'écartant des dogmes. Sa position face à l'intégrisme religieux montant est très intéressante. Je voulais montrer, à travers ce film, une autre image de la culture musulmane que celle des attentats, de l'intégrisme et de la violence. Ce film m'a réconcilié avec la culture arabo-musulmane. J'avais une vision un peu schématique et là, j'ai vraiment développé ce sujet en profondeur. Ça m'a permis de redécouvrir une partie de ma culture, une partie de notre civilisation qui est devenue universelle. Et ça, c'est grâce à Ibn Khaldoun, son esprit libre qui lui a permis de réfléchir sans contraintes religieuses, sans pressions d'un quelconque pouvoir.

C. : Au niveau de la forme, tu as décidé de faire un docu-fiction avec des reconstitutions, dans un but pédagogique j'imagine ?
C.K. : On avait la chance d'avoir son autobiographie, et pouvoir le rendre humain sans risquer de se tromper. Le but étant de faire connaître ce personnage et son œuvre au plus grand nombre, il nous fallait le matérialiser. La première partie du film place le cadre : on y explique son enfance et sa vie. Ensuite seulement, on découvre ses réflexions et théories à travers l'éclairage des spécialistes.

C. : C'est en pensant à tes enfants que tu as insisté sur le côté pédagogique de ton film en le rendant accessible aux enfants de la deuxième, voire la troisième génération originaire du Maghreb ? Ceux qui ne connaissent de leur culture que l'image de l'Islam qu'on leur donne.
C.K. :
C'est en effet une des raisons qui m'a motivé et pour laquelle j'ai pris ce film très à cœur. Faire connaître Ibn Khaldoun, mais aussi une civilisation qui a connu une telle embellie aux enfants issus de l'immigration. Leur donner la possibilité de se dire qu'ils ont, dans leur origine, quelque chose dont ils peuvent être fiers, tout simplement.

 

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