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Rencontre avec Virginie Cordier, Histoires d'artistes - Johan Muyle

Publié le 08/11/2010 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Entrevue

L'art en action
Après un petit tour dans l’appartement de Virginie Cordier pour évaluer les différentes tonalités des murs, (orange ici, bleu azur là, et pourquoi pas vert amande ?), nous l’installons finalement face caméra sur le canapé du salon aux murs blancs. De couleurs, avec elle, nous n’avons pas besoin, ses grands yeux bleus et vifs en disent assez long, son sourire suffit à illuminer les images. Interview d’une passionnée d'art contemporain qui revendique haut et fort sa nécessité

Cinergie : De quoi est partie cette idée de réaliser une série documentaire sur les artistes belges contemporains ?
Virginie Cordier :
Je suis journaliste de formation, et j’ai commencé à travailler un certain temps à Télé Bruxelles. Cette expérience m’a appris à réaliser des reportages. Puis, j’ai eu la chance d’être engagée dans le projet 50° Nord Arte Belgique où là, je me suis consacrée essentiellement aux arts plastiques. Mon travail consistait (et consiste toujours) à croquer nos artistes, à les rencontrer, à essayer de faire passer ma passion pour l’art contemporain.
Très vite, j’ai été frustrée de rester cantonnée dans ce format qui est de 1 minute et demie, deux minutes de reportage, parce que ces rencontres, qui sont parfois fugaces, sont aussi réellement intenses. Il se passe véritablement quelque chose entre la personne que l’on interviewe et soi et finalement, ce qui reste de ça dans le reportage, ce sont des éléments plus factuels puisqu’on essaie seulement de donner des clés de compréhension.
C’est malheureux à dire, mais la matière que l’on possède ne peut pas être conservée. Les interviews, les rushs doivent disparaître parce qu’on n’a pas la capacité de garder toutes ces cassettes. Parfois, on est tenté d’en subtiliser certaines, parce qu’on se dit « celui-là, c’est dommage, je ne veux pas l’effacer ou le mettre à la poubelle », et donc on se met à rêver comme ça, dans une salle de montage, à une forme de documentaire qui n’essaierait pas de tout expliquer, mais qui irait un peu plus loin que le côté un peu superficiel du reportage.
Je ne dénigre pas du tout le reportage, car je trouve que c’est un métier formidable, et que c’est un beau défi d’essayer de montrer ce qu’est l’art à travers un format aussi petit, mais à un moment donné, c'est un peu frustrant. On a envie de partager ce que l’on vit pendant ces entretiens avec les artistes.

C. : Tu es donc passée du rêve à la réalité.
V. C. :
Oui. J’ai eu la chance de rencontrer une monteuse, Céline Darmayan, qui a cru dans ce projet et qui m’a dit : « arrêtons de rêver, maintenant passons à l’action concrètement ». Elle a pris ses quelques économies, elle a loué du matériel. On a réussi à convaincre un caméraman professionnel et une boîte de son. Avec cette petite équipe de bénévoles, on est parti à la rencontre d’un de nos artistes contemporains, le premier de notre série, Johan Muyle.

C. : Pourquoi Johan Muyle ?
V. C. :
C’était un choix purement instinctif. Au départ, on s’est interrogé. On voulait faire une collection, une série d’artistes en atelier : mais qui représenter, qui choisir ? On s’est un peu pris la tête sur les critères objectifs, et on s’est rendu compte qu’on faisait fausse route et qu’il fallait y aller au feeling, parce que finalement on ne savait pas où ça allait aboutir, ni même si ça allait aboutir. On a décidé de se faire plaisir. C’est vrai que moi j’avais rencontré Johan Muyle dans le cadre d’une de mes interviews pour 50 ° Nord, et je l’avais trouvé en même temps réservé et généreux. Je me suis dit que ce serait un "bon client" en télévision, et un bon client pour ce projet qui était à la base un pilote, un essai. On est donc parti pendant plusieurs jours à Liège dans son atelier pour le filmer, pour essayer de rendre compte de ce qu’est la création. Les questions que l'on voulait poser étaient de plusieurs ordres : pourquoi est-ce qu’on crée, dans quel contexte, et à partir de quand un artiste estime-t-il que l’œuvre est terminée.

C. : Quel était le travail de Johan Muyle à ce moment-là ?
V. C :
C’était au moment de la préparation de l’exposition « Sioux in Paradise » qui a été présentée au Bozar en 2008. Johan Muyle est un sculpteur d’assemblage qui utilise des objets qu’il glane ça et là. On aurait tendance à croire qu’il les trouve en brocante, mais il les trouve surtout sur Internet.
Ce qui m’a séduite chez lui, c’était, pour la bruxelloise que je suis, qu’il est un « vrai Belge ». Il est né à Charleroi de parents flamands, il travaille à Liège, il y vit, et il enseigne à Bruxelles à La Cambre. C’est quelqu’un qui a un discours poétique et singulier sur le monde. Il a cette force, et c’est ce qui, pour moi, donne sens à l’art, de permettre aux spectateurs d’observer, de comprendre, de réfléchir, de méditer et puis d’agir. Si on fait attention à ses œuvres, on remarque qu'il y a toujours une participation du spectateur. Par exemple, dans le dernier plan du film, on voit un spectateur assis sur une chaise, il s’agit en fait d’une sculpture-chaise qui se meut dans l’espace. Chaque chaise est porteuse d’une phrase et ces phrases ne sont jamais anodines. Même si Johan ne se considère pas comme un artiste engagé, il n’est pas impartial pour autant parce qu’il pointe du doigt toutes les dérives du monde. De la même manière que Marie-Jo Lafontaine qui sera l’artiste pour la deuxième histoire que nous allons commencer à tourner la semaine prochaine. Ce sont deux artistes qui ont un regard sur le monde et ils pointent du doigt ce monde qui est en mutation.

C. : Ces deux artistes ont un peu la même démarche que toi, ils donnent un regard sur le monde que tu essaies, à ta manière aussi, de transmettre par le biais du documentaire.
V. C. :
Nous sommes probablement mus par la même envie, celle de réveiller, de dire aux gens : « agissez, observez, prenez position, ayez une réflexion. » Je crois que j’ai eu la chance, très jeune, d’être traînée dans les musées et de rencontrer des artistes qui sont devenus des amis, mais je sais que tout le monde dans sa vie peut se retrouver face à une œuvre et se remettre complètement en question, et ça c’est extraordinaire. Ça peut être une œuvre plastique, une œuvre musicale, un film… je crois que l’art c’est ça, une manière de se questionner, de se penser. C’est peut-être un peu niais de dire ça, mais je crois que l’art peut changer le monde, ça peut changer des vies.

C. : Et c’est ce que tu veux transmettre avec cette série ?
V. C. :
Oui, mais je ne suis pas toute seule. Derrière moi, il y a aussi Isabelle Van Lerberghe, Bertrand Leclipteux, Nathalie Danis et Marie Depré qui ont ce même désir. Ils ne sont pas forcément spécialistes de l’art, certains ont découvert Johan Muyle à travers ce projet, et ils ont eu cette curiosité d’aller voir plus loin. Je pense que si nous sommes de plus en plus nombreux dans ce projet à travailler bénévolement, c’est parce qu’ils ont été touchés par ça. L’art n’est pas élitiste. Je sais que l’art contemporain a mauvaise réputation, et ce que nous voulons montrer, c’est que l’art contemporain n’a rien de hautain, n’a rien de méprisant. Il est une fenêtre sur le monde, il permet une ouverture d’esprit.

C. Je me fais l’avocat du diable, s’il est comme tu l’expliques, accessible à tous, dans ce cas pourquoi vouloir l’expliquer ?
V.C. :
Bien sûr notre but est d’expliquer, mais de le faire sans tomber dans quelque chose de trop verbeux. On montre, on prend le temps, on observe, et surtout, on conduit le spectateur là où il ne va jamais, dans l’atelier de l’artiste.
On a choisi le format de 26 minutes parce que nous étions convaincues, Céline et moi, que c’était un bon format pour donner envie sans trop dévoiler. J’ai montré le film à des personnes proches et moins proches, et elles m’ont toutes dit que ça leur donnait envie d’aller plus loin, et ça, c’est le but !
Je ne pense pas qu’il faille tout expliquer. La démarche de
Histoires d’artistes, c’est d’essayer de sentir les choses, et de susciter l’émotion ou non, parce qu’on peut aimer ou non ce que fait Johan Muyle ou Marie-Jo Lafontaine, qu’importe, mais sentir qu’il y a quelque chose de l’ordre de l’émotionnel qui agit dans le "j’aime" ou "je n’aime pas".

C. : Le premier documentaire de la série va être présenté le 20 novembre à Flagey, dans la grande salle !
V.C :
Oui, c’est un gros défi, c’est une salle de 450 places sans les balcons ! C’est vrai qu’on aurait pu choisir une salle plus petite… Ce n’est pas de la mégalomanie de notre part, mais comme on ne sait pas ce que va devenir cette série, il fallait taper fort pour essayer de trouver les moyens financiers nécessaires pour continuer : il faut qu’il y ait un maximum de gens. C’est un projet qui s’adresse à tout le monde. On voudrait toucher les écoles aussi, le grand public et évidemment être diffusé dans des télévisions, trouver des partenariats privés ou publics pour pouvoir continuer. Le film sur Marie-Jo Lafontaine est en préparation : est-ce qu’on arrivera à le terminer ? Ça, c’est le 20 novembre à Flagey que ça se décidera. Si on a un soutien et que l’on sent que toute cette démarche fait sens, si le public marche, si les subsides suivent, si les partenariats et les mécènes sont là, alors on pourra continuer la série. On rêve évidemment d’un coffret DVD un jour, un coffret avec 8, 12, 15, 20 films…. pour constituer un patrimoine, garder une trace de ces artistes. Je me souviens d’une exposition de Marthe Wéry, il y a quelques années. Il y avait des images où on la voyait parler de son oeuvre et je me suis dit « heureusement, à cette époque-là, à la RTBF (ce n’est peut-être pas bien ce que je dis) on faisait encore des longs reportages où on voyait les artistes à l’œuvre. » Peut-être que ça vient de là, l’origine de ce projet. Et puis, le film est un bel outil pour les artistes, pour s’exporter. C’est une manière de parler de nos artistes en dehors des frontières. 

C. : La série sera essentiellement consacrée à des artistes contemporains vivants, et belges.
V. C :
Oui, mais nous ne nous fermons à rien. C’est une aventure, on ne sait pas où elle mène, mais en tout cas, on avance. On a suivi le principe de Johan Muyle : « agis ! », donc on agit, on fait, on se trompe, on rectifie, on rencontre des gens qui nous posent des questions, des questions qu’on ne s’est pas toujours posées, et on verra… Peut-être qu’un jour, on fera autrement, en tout cas, pour l’instant, on est dans une bonne dynamique, et on espère que ça va continuer.

C. Et quels seront les suivants ?
V. C :
Je ne sais pas encore... Je rêve de convaincre Ann Veronica Janssens qui ne veut jamais être filmée. Je trouverais ça intéressant de faire un film sur elle sans la voir à l’écran. Mais des noms… j’en ai tellement, j’ai des listes et des listes. Je me souviens avec Céline, on était arrivées à une liste de 250 artistes, alors des idées, il n’y a pas de souci, on en a… trop ! 

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