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Simon Backès, réalisateur de Stolen Art

Publié le 09/12/2008 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Stolen Art a reçu le Prix des Ateliers dans la compétition internationale des premières œuvres du récent Festival Filmer à tout Prix. Ce film déroutant dans ses propos et dans son récit est l'œuvre d'un jeune cinéaste philosophe qui prend plaisir à discuter sur la valeur de l'œuvre artistique. Rencontre avec ce dialecticien.

Cinergie : Ce qui est intéressant dans ton film, outre ta manière labyrinthique de filmer, c’est que tu évoques le problème qui existe entre le cinéma et la peinture. Je fais ici référence à une déclaration de David Lynch, qui disait qu’il n’était absolument pas intéressé par le cinéma comme récit, mais plutôt comme fragments narratifs. Par exemple, cela l’amuse que les gens tentent de trouver une signification à Mulholland Drive, alors que pour lui, ce film n'a pas de signification particulière. Est-ce que ce cinéma, fait de fragments narratifs, a ta préférence par rapport au cinéma au récit linéaire ? 
Simon Backès : J’ai beaucoup réfléchi sur la question. Je suis arrivé à la conclusion que, quoi qu’on fasse, il y a toujours récit. On peut bousculer les codes du  récit ou composer avec des fragments narratifs mis bouts à bouts sans même connaître la ligne directrice de l’histoire, mais il y aura toujours un récit. 
Dès lors qu’il y a des images, qu’on enchâsse des blocs de temps et d’espace et qu’on les assemble, que l’on signifie ou pas un décalage de temps dans l’histoire, de toute façon, on arrive à un système qui produit du récit. La personne qui est confrontée au film se mettra inévitablement à réfléchir et à agencer les scènes comme elle pourra. En ce qui concerne David Lynch, il raconte quand même une histoire. La modernité au cinéma a voulu que l’on s’écarte d’un certain type de récit, pour se rapprocher d’autres. Le mouvement narratif est différent.Ce qui est beau chez Lynch, c’est qu’il parvient à être dans un système de « produit de consommation » tout en proposant un nouveau système de narration et d’agencement des éléments.
Stolen Art part de l’idée qu’il y a une collection qui a pu exister un moment en tant que collection. Plusieurs images fixes, de représentation réelle ou imaginaire du monde, ont pu, à un bref moment, être physiquement réunies. Le mouvement même de mon film, c’est de reconstituer la collection. Les images auraient été tournées dans une exposition à New York en 1978, et elles sont maintenant juxtaposées à l’intérieur du temps de ce film.
Le film est un système de reconstitution d’une série d’images qui produit du sens dès lors que ces images sont assemblées. Dans une suite de paysages déserts, il y a une figure humaine, en l’occurrence Pavel Novak, qui relie les choses entre elles et circule au milieu de ces paysages. Un récit se met donc en place tout de suite : je me suis attaché à suivre mon parcours à travers ces toiles, à la recherche de cet homme.

 

C. : Parlons un peu de la voix-off qui est très importante puisque, comme le disait Daney , elle donne une dimension au récit. Effectivement la séduction de ton récit vient de cette voix.
S.B. : La voix-off a été un drôle de choix. On est habitué à ce qu’il y ait une voix-off dans le genre documentaire. Il existe plusieurs écoles : la voix « reporter » qui reste neutre et donne des informations supplémentaires aux images, et la voix plus « personnelle » qui raconte ce qui arrive au personnage et donne de la profondeur aux images.
Stolen Art se revendique comme un divertissement philosophique, il assume sa forme d’enquête et son récit. C’est une sorte de récit policier qui tient en haleine : on a envie de savoir qui est coupable, où il est passé. Il était question de donner une forme dans laquelle on puisse entrer facilement et où l’interrogation, quant à ce que Pavel Novak a fait, puisse s’exprimer d’une façon attrayante.
La voix-off s’est imposée assez vite. Elle devait se situer à la frontière des deux pôles : premièrement, elle devait donner des informations que l’on n’arrivait pas à soutirer à nos intervenants, et, deuxièmement, elle devait agencer les blocs de récit et donner des nouvelles de ce qui pouvait arriver au type qui est baladé d’un tableau à un autre…

 

 C. : Quelque chose est intrigant dans ton film : on dirait que tu t'amuses à passer de l'Ouest à l'Est. Avec Van Gogh, on est à l’Ouest, et avec Malevitch on se retrouve à l’Est. Pavel Novak est tchèque, il vient de l’Est. 
S.B.
 : Il est sûr que la collection de Novak trace un chemin. Cela va d’un Rembrandt qui représente un paysage imaginé, jusqu’à un Malevitch qui refait du figuratif. Je ne sais pas si le film va à la conquête de l’Est, mais il suit le goût de Novak pour un certain type de peinture et remonte le cours de la pensée, jusqu’à ce que la question ne soit plus de se poser si c’est abstrait ou pas. Novak nous conduit là où la question n’est plus de connaître le nom inscrit au bas du tableau : on ne veut même plus savoir si c’est un vrai ou pas. On veut juste savoir s’il est juste ou pas de raconter à ce point des histoires par ces images.

 

C. : Ce personnage d’imposteur, ne révèle-t-il pas que l’imposture est la matière même de l’art ? Dans la représentation, il n’y a rien de réel puisque cela ne reste qu’une représentation. C’est encore plus le cas pour une œuvre imaginaire.
S.B. : Je ne sais pas si c’est une imposture, mais c’est une transposition des choses. Plutôt que de se poser la question du faux, c’est la question de propriété qu’il faut explorer. À ce niveau-là, le travail de Novak a tout de suite éveillé un écho en moi, par rapport au fait que si l’artiste s’empare de la beauté du monde qu’il a autour de lui et qu’il l’enferme dans un cadre en la représentant, il en prélève une part, il la transforme et la fait muter en autre chose. Cela vaut pour les peintres, les photographes, mais aussi les cinéastes. Le problème, c’est que la beauté reste quelque chose de très complexe, ce n’est qu’une idée collée sur un ensemble de sensations complexes.

 

C. : Que dirais-tu par rapport à l’émotion que procure la peinture ? Que le tableau soit un vrai, une carte postale ou un faux.
S.B. : Je dirais que le plus difficile est de se débarrasser des habitudes culturelles acquises. Je suis la première victime de cette difficulté. Il faut oublier les discours que l’on a reçus pour concevoir son propre goût. Pour préparer le film, je me suis livré à une petite expérience. Je me suis demandé dans quelle mesure mon propre goût était formaté par ma culture, jusqu’à quel point j’étais conditionné pour tel ou tel type d’art. Je suis donc allé dans la grande galerie du Louvre en me disant « je ne sais pas lire ». Je me suis forcé à ne pas regarder les étiquettes. J’ai juste laissé mes yeux et mes pas me mener vers ce qui m’intéressait. Ce vers quoi j’allais était signé : Le Caravage, Titien, … J’étais coincé. Ma liste de maîtres idéaux recoupait ce que mes yeux voyaient. Donc soit mes yeux sont complètement formatés, et il y a un peu de ça, soit mes goûts subsistent et me tirent vers la curiosité. C’est toujours un bonheur quand on voit quelque chose sans le discours d’accompagnement. Si elle réussit à me captiver sans que j’aie de commentaires, alors l’œuvre a atteint son but. Il faut pouvoir se réapproprier la beauté sans se la faire subtiliser par la rhétorique.

 

C. : Pavel Novak qui reconstruit le vrai et démonte le faux, n’est-ce pas une métaphore de l’économie, régulée par le faux ?
S.B. : Je ne pense pas qu’il s’agisse de réguler quoi que ce soit. Mais Novak le dit lui-même lors d’une interview par téléphone : s’il y a de l’art, il est de toute façon illégal, puisqu’il s’agit de recréer ses propres règles. Je crois qu’il s’agit de détourner, d’introduire de l’insaisissable. Pas de réguler.

 

C. : Finalement, que Pavel Novak existe ou pas, est-ce important ?
S.B. : C’est comme de savoir si les toiles existent parce qu’elles ont un nom qui leur est attaché ou si elles existent en elles-mêmes en tant qu’objet. L’image existe-t-elle au fond de la rétine ou dans notre cerveau avant d’être confronté à l’original ? Novak existe à différents degrés, mais lequel est exact, ça, c’est un problème pour la police scientifique. Ce n’est pas la question du vrai ou du faux, c’est la question du vraisemblable ou du possible, et de toutes les pistes ouvertes entre les deux.

Serge Daney : « La voix-off est le chant des sirènes du cinéma, son grain peut rendre fou, sa séduction est immense. »

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