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Sur le tournage de Alice de Joanna Grudzinska

Publié le 01/12/2003 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

Nos expériences nous ont montré que les phénomènes hystériques découlaient de troubles psychiques ». Joseph Brauer et Sigmund Freud, Etudes sur l'hystérie, PUF

Lou Castel qui a démarré sa carrière d'acteur dans Le Guépard de Visconti en 1963, a représenté pour toute une génération qui a vécu « soixante-huit », la figure du révolté radical dans les Poings dans les poches de Marco Bellochio (1966). Renouant avec ses débuts l'acteur italien, qui vit depuis de nombreuses années à Paris d'où l'on a pu suivre son parcours à travers les films de Benoît Jacquot, Philippe Garrel ou Bertrand Bonello, tournait en Novembre 2003, Alice, un court métrage de Joanna Grudzinska. Reportage.

Sur le tournage de Alice de Joanna Grudzinska

Séquence

Dans la périphérie d'Anvers après avoir quitté l'ascenseur, Lou Castel qui interprète le Docteur Rabbin, un thérapeute en costume gris sur lequel il porte un manteau sombre, marche le long du couloir du 17ième étage d'une tour. Lou Castel, les mains dans les poches, se dirige vers son cabinet. Il est précédé d'une Arriflex S16 portée à l'épaule par Nicolas Guicheteau qui enregistre son parcours. Deux prises suffisent à Joanna Grudzinska, la réalisatrice, pour capter sa démarche. Il fait un froid polaire. Entre deux séquences on se réfugie à la régie près d'une bonbonne de gaz enfermée dans un poêle rudimentaire qui dégage de la chaleur et permet à chacun de se dégourdir les membres. Le plan suivant place Docteur Rabbin dans son cabinet de travail au milieu de sept patientes habillées à la mode des années quarante. Le Docteur Rabbin est un disciple de Charcot, médecin exerçant à l'hôpital de la Salpêtrière. Celui-ci fut le premier à distinguer la crise hystérique de la crise épileptique, à en faire une névrose et à fournir à Freud les données autorisant les principales découvertes de la psychanalyse. Charcot classifiait plusieurs symptômes : les crises de possession, d'extase, passionnelles, de contractures, etc. Si l'hystérie est connue comme maladie depuis Hippocrate, elle a été, durant des siècles, qualifiée de féminine (les sorcières). Il revenait au scientisme florissant au 19ième siècle d'en faire la nosographie.
Alice conte les aventures d'une jeune femme au pays des merveilles de l'inconscient et de ses symptômes qui joue avec son thérapeute comme dans le roman de Lewis Carroll, avec naïveté et sagesse. Le bon sens, les clichés qui émaillent notre vie s'évaporant comme la fumée du cigare du père Freud.

 

Lou Castel

« C'est intéressant d'avoir l'idée d'un psychanalyste ayant les concepts du début du siècle dernier, nous confie Lou Castel entre les deux prises. Ça permet de jouer un personnage différent de l'archétype de l'analyste. A la fin du XIXème siècle les idées étaient foisonnantes entre ceux qui découvraient et exploraient comme Charcot ce que Freud et les psychanalystes ont appelé l'inconscient. Cette façon de communiquer aveuglément a fasciné pas mal de gens. C'était une perception non consciente. Le docteur Rabbin, le personnage que j'incarne, a cette technique du corps à corps avec ses patientes. Difficile à imaginer. Mais il devait avoir ses raisons. Le corps a un langage. Il a une façon de se mouvoir, de bouger. Ceci dit je ne sais pas s'il traitait seulement les femmes. Les hommes aussi probablement. Mais traiter les femmes est plus attractif (rires). Ça peut jouer, il y a plus d'énergie qui passe. Je construis mon personnage tout en lui laissant de la marge pour rester spontané lors de la prise de vue. Je le laisse mûrir jusqu'à ce qu'il arrive à maturité. Joanna est venue plusieurs fois à Paris parce qu'elle s'intéresse à moi, aux rôles que j'ai joué et aussi pour que je puisse nourrir le personnage du Docteur Rabbin. Elle m'a donné à lire une petite correspondance que Freud échangeait, à l'époque, avec l'un de ses amis. C'était les touts débuts de la psychanalyse : la découverte du refoulement, de l'inconscient. Ensuite il y a eu le scénario. Peu à peu tout cela sédimente naturellement le personnage que l'on doit interpréter. On se prépare donc sans le savoir, inconsciemment et quand vient le moment de tourner les attitudes et les comportements surgissent automatiquement. Ça vient tout seul. Je n'arrive pas à expliquer pourquoi. On incarne son personnage. Cela ne vient pas trop de la réflexion ou de méthodes élaborées mais plutôt de l'énergie qu'on y met. J'ai l'idée que c'est lié de plus en plus à la manière dont on vit son propre quotidien. Les conditions de travail sur un long métrage sont plus dures. J'ai joué récemment dans le film de Bertrand Bonello, Tiresia qui est sorti à Paris. Un court métrage offre des conditions de travail différentes. .Mais lorsqu'on, se déplace d'un pays à l'autre, cela devient le territoire de l'inconnu qu'on explore et cela joue beaucoup. On dit toujours que nos relations sont en partie aliénées et que dans la division du travail les rôles existent. Il y a une sorte de violence sous-tendue ou en suspend. Ça ne se dit jamais, on ne l'analyse jamais et je crois vraiment que ça peut se dire car ça existe. Toutes ces tensions dont on pense qu'elles sont secondaires ne le sont pas du tout. Cela paraît secondaire.

 

Sandrine

Sandrine Blancke qui fait de théâtre en ce moment, joue l'une des patientes du Docteur Rabbin. Elle était l'interprète de La Roue tourne, le précédent film de Joanna Grudzinska (dont nous vous avons parlé dans le webzine 76 d'octobre). Si cette comédienne au talent rare se voit peu sur nos écrans croyez bien que ce n'est pas de sa faute mais du manque de confiance que semblent avoir nos réalisateurs dans les acteurs de leur propre pays.

« Je connais un peu l'histoire parce que Joanna travaillait sur le scénario d'Alice pendant la préparation de la Roue tourne. En gros je crois que je suis une nouvelle patiente qui vient écouter le discours du docteur Rabbin. Je joue un petit rôle, d'une journée, mais qui est intéressant ».

 

Réalisatrice

"Alice est l'histoire d'une jeune femme qui rencontre un thérapeute et effectue ce qu'on appelle un transfert, nous confie Joanna. Elle aime le thérapeute. Le film évoque les débuts de la psychanalyse. Le film n'est pas une reconstitution historique bien que les personnages soient costumés. C'est ce qu'on appelle l'artéfact du costume et non pas la reconstitution. Cela a été motivé par le fait que je voulais que ce personnage de thérapeute expérimente, sur les femmes, les théories analytiques comme cela s'est passé avec Charcot à la Salpetrière. Le Docteur Rabbin a réfléchi sur la pratique de Charcot. Qu'a-t-il fait ? Il a inventé l'hystérie et lui a donné la dignité d'une maladie neurologique. Le symptôme n'existe que si on lui donne un nom sinon il n'existe pas. C'est particulièrement frappant en ce qui concerne l'hystérie féminine qui était assimilée à de la sorcellerie ou de la simulation et qui a été à la base de la naissance de la psychanalyse. Pour moi, les racines de la psychanalyse sont dans les rapports hommes/femmes et le délire scientiste. Ce que j'avais envie d'explorer c'est ce rapport originel. A la fois de la femme comme objet à étudier et de thérapeute comme homme sur lequel on peut transférer l'amour. Alice - comme celle de Lewis Carroll - découvre les choses, les vit en traversant le miroir". Le thérapeute explorant davantage le langage du corps que celui de la parole nous lui en demandons la raison.

 

"Je ne voulais pas être dans le réalisme de la cure thérapeutique mais je voulais être dans sa réalité et, pour moi, elle passait par un rapport physique. Le transfert est plus clair si les gens se touchent. Ce n'est évidemment pas réaliste. Bien que les adeptes de Jung étaient très fort dans ce genre de thérapie : adoptant un mélange de scientisme et d'irrationnel. Il y avait là quelque chose de l'ordre du délire. Le Docteur Rabbin n'est pas dans le sujet supposé savoir de l'analyste d'aujourd'hui : tu parles et j'écoute ! Un protocole dans lequel s'exerce le pouvoir de l'écoute, de la non-parole. Dans le film c'est le contraire : le thérapeute parle, lutte avec sa patiente pour qu'elle puisse sentir physiquement le poids de ses problèmes."

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