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Entretien avec Olivier Meys à propos de Bitter Flowers

Publié le 23/03/2018 par Bertrand Gevart, Grégory Cavinato et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Lina (Xi Qi) et Xiaodong (Le Geng) sont les parents d’un garçon de dix ans. En cette fin de XXe siècle, le Dong Bei, région industrielle originellement prospère de la Chine, paie un lourd tribut au passage du pays à l’économie de marché. La crise ruine plus d’un couple. Si Xiaodong, peu ambitieux, se contente de vivre dans une relative médiocrité, son épouse tient à réussir pour éponger leurs lourdes dettes et ouvrir un restaurant. Confiante, comme beaucoup d’autres femmes de la région, elle part tenter l’aventure de l’exil en France, dans l’espoir de trouver une place de nounou et de revenir rapidement avec des fonds. Xiaodong n’aime pas trop cette idée, mais soutient néanmoins sa décision. Mais l’aventure parisienne de Lina va très vite se muer en cauchemar.

Cinergie : D’où vous vient cet intérêt pour la Chine que l’on retrouve dans la plupart de vos travaux ?
Olivier Meys : Mon intérêt, mon amour même, pour la Chine, c’est un accident de vie. Je ne suis pas un de ces occidentaux qui ont étudié la Chine depuis l’enfance. Un jour, j’étais premier assistant réalisateur sur un long-métrage et j’ai rencontré Weng Liping qui s’occupait des accessoires. Il était arrivé en Belgique après les événements de Tienanmen. Nous nous sommes liés d’amitié et avons décidé de travailler ensemble sur un premier projet, un reportage sonore. Un projet en a amené un autre et mon intérêt pour la Chine s’est construit au fur et à mesure de nos voyages.

 

C. : Le type de prostitution que l’on découvre dans votre film est relativement récent. Comment ce sujet est-il devenu le thème central de votre premier long-métrage ?
O. M.
 : En 2008, j’ai fait la rencontre, un peu par hasard en me promenant dans les rues de Paris, d’un groupe de femmes entre deux âges, qui faisaient des allers retours de manière un peu discrète. On voyait bien qu’il ne s’agissait pas de Chinoises de Paris, ni de touristes. J’ai donc commencé à me renseigner. C’est effectivement un phénomène « récent » : les premières sont arrivées au début des années 2000, en provenance d’une région, le Dongbei, qui, à la base, n’était pas du tout une région d’immigration. Cette nouvelle immigration est constituée à 85% de femmes. Elles viennent dans le but de travailler comme nounous pour des riches chinois du sud installés en Europe et se retrouvent contraintes et forcées. Mais c’est très ambigu parce qu’elles ont toujours leur libre arbitre : elles ne sont pas sous la coupe d’un réseau et n’ont pas de « macs ». Elles sont leurs propres « patronnes » et consentent à se prostituer simplement parce qu’il faut bien trouver une solution pour vivre à Paris et envoyer de l’argent au pays. Si elles étaient arrivées dans un réseau de trafic d’êtres humains, ça ne m’aurait pas intéressé. Ce qui m’a intéressé, c’est le fait qu’il s’agisse de femmes qui s’accrochent à leurs rêves et qui, pour y parvenir, consentent à passer ce cap de la prostitution. Toutes ces questions sur le concept de sacrifice m’intéressaient beaucoup. Bien entendu, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas sous la contrainte d’une autre personne ou d’un réseau qu’elles y prennent du plaisir. La situation dans laquelle elles sont plongées est vraiment très difficile, mais c’est la seule possibilité qui existe pour que leurs rêves se réalisent.

 

Olivier Meys © Bertrand Gevart/Cinergie

 

C. : Quels sont les problèmes particuliers que rencontre le Dongbei actuellement et qui provoque cet afflux ?
O. M.
 : Le Dongbei est l’ancienne Mandchourie, la première région à avoir été occupée par les Japonais avant la Seconde Guerre mondiale, où ils ont implanté de grosses industries lourdes, du style sidérurgie et aciéries. Pendant toute la période maoïste, le Dongbei était l’une des régions les plus aisées de la Chine, peuplée principalement par des ouvriers, contrairement aux autres régions où vivaient plutôt des paysans. Les conditions de travail favorables attiraient des Chinois d’autres provinces. Mais au cours de ces 30 dernières années, à partir du changement de structure socio-économique de la Chine, la région a fortement changé. Les grosses structures étatiques se sont effondrées ou ont été divisées en de plus petites structures, ce qui a provoqué un bouleversement social. De région favorisée, le Dongbei est devenu une région défavorisée. Mais fondamentalement, ce n’est pas la misère qui pousse ces femmes à partir. La Chine, on le sait, change à une vitesse incroyable. Le Dongbei a peut-être un peu de retard par rapport à de grandes villes comme Shanghai et Beijing mais là aussi, tout change très vite. Les femmes sentent qu’elles doivent prendre le train de cette modernité en marche, notamment en se lançant dans différents business. Donc, ces opportunités de trouver du boulot (soi-disant) bien rémunéré à Paris, c’est ce qui va leur permettre de réunir un petit pécule, de revenir au pays pour monter leur business et de changer de classe. C’est surtout ce rêve de monter dans l’échelle sociale qui les pousse, pas une vraie misère. Dans le film, le couple de Lina et Xiaodong est endetté. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le gros de leurs dettes provient du fait qu’il faut payer le voyage. Ça leur coûte à peu près 14.000 euros pour envoyer Lina en France ! Ces femmes s’endettent pour partir alors qu’on pourrait croire qu’elles sont endettées au départ, ce qui n’est pas le cas. Les femmes de cette région ne peuvent pas obtenir de visas pour la France, parce que les autorités suspectent qu’elles vont y rester d’une manière ou d’une autre. Elles doivent donc intégrer des groupes de touristes pour faire le voyage. Mais si elles ne reviennent pas, il y a des amendes pour les tour-opérateurs. Il y a donc tout un trafic qui se met en place autour de cette obtention de visas pour la France. Mais cette organisation semi-mafieuse n’a aucune emprise sur le territoire français et n’exploite pas ces femmes de part et d’autre des deux continents. Une fois qu’elles sont arrivées en France, elles sont simplement livrées à elles-mêmes.

 

C. : Le film est très documenté au niveau de la vie quotidienne de ces femmes à Paris. On suit Lina dès son arrivée, son travail comme nounou avec une femme abusive qui refuse de la payer pour le travail effectué à cause d’un vase cassé, etc. Est-ce que toutes ces anecdotes sont inspirées de témoignages que vous avez recueillis ?
O. M.
 : L’anecdote à propos du vase cassé, nous l’avons inventée. Mais l’animosité et l’antagonisme entre les « Wenzhou » (du sud) et les « Dongbei » (du nord) est quelque chose de réel. On pourrait croire que les Chinois sont solidaires mais la Chine est une mosaïque, avec des frontières culturelles et des réalités complètement différentes. Tout ce qui est présenté dans le film comme difficultés relationnelles entre ces deux groupes est fondamentalement réel et documenté.

 

C. : Lina reste une femme très fière, ce qui peut paraître paradoxal. On s’imagine qu’elle pourrait trouver un autre travail de nounou mais elle « préfère » se prostituer plutôt que de reprendre un boulot qui est payé à peine le quart de ce qu’on lui racontait avant d’arriver à Paris.
O. M.
 : Oui, Lina est fière, forte, elle a du caractère. Ce dont elle a besoin, c’est de gagner de l’argent RAPIDEMENT. Par méconnaissance de la réalité de la vie à Paris, elle pensait pouvoir gagner suffisamment en tant que nounou, mais c’est impossible. La prostitution lui permet petit à petit de rembourser sa dette, de rassembler un pécule pour pouvoir rentrer au pays et réaliser le rêve qu’elle avait avec son mari, c’est-à-dire d’ouvrir un restaurant.

 

C. : Vous ne vous attardez pas sur les scènes de prostitution avec les clients. On en voit quelques-unes mais ce n’est pas le cœur du film. Vous vous intéressez plutôt aux conséquences psychologiques. La première passe de Lina est une scène très rapide, vous faites presque une ellipse, comme pour dire « ça sera vite terminé, ce n’est qu’un mauvais moment à passer… ». Etait-ce un choix délibéré ?
O. M.
 : Oui, nous y avons beaucoup réfléchi. Ces scènes sont incontournables dans un film qui raconte le destin d’une femme amenée à se prostituer, on ne peut pas vraiment y couper. Mais nous n’avions pas envie que ça tombe dans le sensationnel, dans le voyeurisme. J’avais plutôt envie d’explorer les conséquences que tout cela avait sur elle, sur sa vie intérieure, sur son rapport aux autres, plutôt que de montrer platement comment se déroule une passe.

 

 

C. : En fin de compte, la prostitution devient pour elle presque une routine. Elle s’adapte assez vite à cet enfer. C’est une déshumanisation inquiétante et très rapide du personnage. Dans cette scène où un client veut la photographier nue et finit par devenir violent parce qu’elle refuse, Lina semble beaucoup plus gênée à l’idée d’être prise en photo (et donc risquer d’être reconnue si la photo est publiée sur le net) qu’à celle de coucher avec cet inconnu.
O. M. : Elle ne perd pas TOUTE son humanité. C’est elle qui décide, qui fait la part des choses. À un moment - je l’ai ressenti au contact de ces femmes - ça devient un boulot. Ces femmes ne se prostituent pas sous la contrainte, il y a donc une acceptation « physique » qui se met en place. Lina en arrive à séparer son corps de son esprit, à s’insensibiliser. C’est vrai que ce qui lui importe, c’est davantage son image et l’image qu’on peut avoir d’elle en Chine, plutôt que ce qu’elle endure au présent. À un moment, lors de sa carrière de prostituée, elle a simplement décidé qu’elle allait pouvoir tenir le coup. Ce sacrifice, elle sait pourquoi elle le fait et elle s’y tient. Quand ce client veut la photographier, la simple idée qu’il puisse y avoir une trace de ces moments-là l’insupporte.

 

C. : Par déshumanisation, je voulais dire que Lina calcule très mal les conséquences potentielles de ses actes. Elle ne se rend compte de leur gravité qu’une fois que le pot aux roses est découvert. Quand elle retourne en Chine, c’est avec le sourire, en croyant que tout est derrière elle et que tout va bien se passer… La déshumanisation, c’est aussi lorsqu’elle pousse sa meilleure amie, Dandan, à faire comme elle…
O. M.
 : Pour elle, ce sont deux mondes totalement différents. Une fois qu’elle réintègre son foyer, elle ne veut plus penser à ce qu’elle a fait, elle ne se rend peut-être pas encore compte qu’elle va traîner ça toute sa vie... Quant au fait de pousser sa meilleure amie à faire comme elle, ce sont des situations où chacune doit veiller à son propre destin. Lina ne peut pas prendre Dandan en charge. Elle a essayé de faire en sorte qu’elle ne vienne pas à Paris parce que ça rentrait en contradiction avec le mensonge qu’elle a construit. Elle a essayé de l’aider à trouver un boulot, sans succès. Mais Dandan est là… alors que faire ? Lina essaie de faire en sorte qu’elle reparte mais elle ne repart pas. Donc à un moment, pour parler vulgairement, c’est « chacune sa merde ». Pour ces femmes qui n’ont pas de papiers ni de ressources communautaires, il n’y a pas mille autres solutions que la prostitution.

 

C. : La déshumanisation encore, c’est ce plan d’une tristesse inouïe : une prostituée très âgée regarde ses collègues partir avec des clients et regrette de ne plus en avoir… Il y aurait 1000 autres regrets à avoir, mais dans la tête de cette femme, il n’y a pas le moindre espoir d’une autre vie. C’est déchirant.
O. M.
 : Ce qui était important c’était de montrer cette solidarité qui anime Lina et ses amies qui partagent ce minuscule dortoir. On ressent bien la chaleur entre elles. Mais c’était aussi l’occasion de montrer différents profils de femmes à des âges différents pour faire ressentir la diversité qui peut exister dans ce groupe.

 

C. : Xi Qi, votre actrice principale, est magnifique. Son visage reste souvent impassible et malgré tout, elle fait passer beaucoup de sentiments. Pourquoi l’avez-vous choisie et comment avez-vous abordé le rôle avec elle ?
O. M. 
: C’est effectivement une comédienne magnifique. Je l’avais vue dans quelques films, notamment dans Mystery de Lou Ye, qui avait été présenté à Cannes. Je l’avais repérée dans d’autres productions et c’était une actrice qui me touchait déjà. Puis je l’ai rencontrée et je me suis rendu compte qu’elle est aussi magnifique dans la vie, pour des raisons différentes, qu’à l’écran. Elle est très généreuse, très spontanée. La communication entre nous s’est faite facilement. Elle a tout de suite été intéressée par le rôle et nous avons beaucoup travaillé autour du texte, en faisant des lectures, en discutant du personnage. Une fois ce travail en amont effectué, elle avait intégré le personnage. Donc, au moment du tournage, le travail avec elle était assez simple, nous n’avons jamais eu de grosses discussions et je n’ai jamais dû la corriger sur la justesse d’une émotion. Les seules choses dont nous discutions, c’était des questions de rythme, de chorégraphie entre les mouvements de caméra et ses mouvements à elle. Elle donnait toujours tout ce qu’elle devait donner. C’est une grande actrice mais elle se prêtait au jeu de tourner des plans à l’arrache dans la rue, de devoir se changer dans des toilettes de bistrots...

 

Bitter Flowers d'Olivier Meys

 

C. : Cette recherche d’authenticité vient de votre background documentaire. Comment avez-vous collaboré avec votre directeur de la photographie, Benoît Delvaux, notamment en ce qui concerne toutes ces scènes filmées « à l’arrache » dans la rue ?
O. M.
 : Nous avons tourné dans tous ces endroits où l’on retrouve cette réalité, c’est-à-dire dans le 13e arrondissement, à Belleville… Ancrer la fiction dans le réel, c’était ça que nous recherchions avant tout, afin de ne pas se poser de questions sur l’authenticité. Et ça, je savais que Benoît Delvaux serait capable de le faire. Au-delà de ça, je l’ai choisi parce que je trouve qu’il filme toujours les gens à une juste distance, en préservant leur humanité, sans tomber dans le pathos même si ce sont des personnages socialement et familialement fragilisés.

 

C. : Est-ce que la fiction s’est imposée directement ? Vous n’avez jamais envisagé d’en faire un documentaire ?
O. M. 
: L’idée de la fiction est venue directement. Je n’aurais pas pu en faire un documentaire de la façon dont j’aime faire du documentaire, c’est-à-dire du cinéma direct, avec une caméra qui enregistre au milieu d’une situation. J’aurais été obligé de faire quelque chose de beaucoup plus centré sur la parole et sur l’information, vu le tabou que représente le sujet de la prostitution. J’aurais dû flouter des visages, montrer certains intervenants en ombres chinoises et ça ne m’intéressait pas d’aborder cette thématique de cette manière-là. La fiction me permettait d’aller au-delà de la thématique et de rentrer dans l’intimité du personnage.

 

C. : Quels sont vos projets les plus immédiats ?
O. M.
 : J’essaie pour l’instant de monter un nouveau projet de fiction en Chine. Je dois avouer que je sors de cette première expérience de fiction avec le désir d’en refaire. Ce qui ne veut pas dire que je ne referai pas de documentaire par la suite. J’espère que ça mettra moins de temps à se concrétiser que Bitter Flowers. Mais la Chine est un pays compliqué et j’attends de voir si ça va pouvoir se faire…

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