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Fabrice du Welz et Jackie Berroyer à propos de Calvaire

Publié le 01/04/2005 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Fabrice du Welz est-il le nouvel enfant terrible du cinéma belge ? En tous cas,  avec Calvaire, son petit dernier, l’ex Monsieur Kulturo (de Canaille Plus) secoue méchamment le cocotier. On est loin des ambiances feutrées et du consensus mou qui caractérisent, paraît-il, notre petit pays. Et non content de faire des films qui défient de manière joyeusement provocatrice les conventions bourgeoises dont nous vernissons soigneusement les aspects les moins ragoûtants de notre vie sociale, notre homme n’a pas sa langue en poche. Le cinéma est pour lui plus qu’une passion. Il en parle comme il filme : viscéralement et sans concession. Si Calvaire est un pur film de genre, c’est le contraire d’un film bâclé. On devine derrière chaque plan une démarche enthousiaste, un souci du détail, un goût de l’aventure technique hors du commun. Comme dit Jackie Berroyer, qui tient dans Calvaire un des rôles principaux : « Si Fabrice fait des films, ce n'est pas pour devenir célèbre ou pour avoir une place dans la société, c'est parce que c’est  vital pour lui. Et il y a une grande réflexion qui se fait chez lui, plan par plan. »  Inutile d’écrire que pour un critique, une conversation avec un amoureux de cette trempe est un pur moment de plaisir.

Calvaire de Fabrice du Welz

 

Cinergie : Débouler avec un brûlot comme Calvaire dans l’univers du cinéma, où chaque prise de risque est pensée, pesée à l’aune du poids financier qu’elle représente, il faut une fameuse dose d’inconscience, non ? D’autant qu’il s’agit de ton premier long.
Fabrice du Welz  : Cette aventure, je l’ai abordée de façon totalement décomplexée. Je me disais que, de toutes façons, il est toujours difficile pour un réalisateur de boucler le budget de son premier film. J'avais envie de faire un film méchant, mais traversé par une sorte de poésie rageuse comme celle d'un groupe de rock. J’ai mis quatre ans pour trouver le budget. En Belgique, la Commission de Sélection des Films a réagi assez rapidement de manière positive. En France, c'était plus difficile. On avait quand même un peu d'argent venu de là-bas, et on espérait beaucoup de Wallimage pour boucler l'affaire, mais j’ai essuyé des refus obstinés. Cela m’a fait mal par ce que je pense que je réunissais objectivement toutes les conditions pour bénéficier de l’aide économique qu’ils sont censés fournir. Tout le monde a, bien sûr, le droit de ne pas aimer mon film et de m’envoyer paître, mais je ne sentais pas mes interlocuteurs francs du collier. On ne se rend pas compte à quel point, pour un  réalisateur, cela peut être violent de vouloir faire un film. Comment cela peut prendre la vie!   Finalement, grâce à l'intervention d'un coproducteur français, de Studio Canal et du Grand-Duché de Luxembourg, on a réussi à boucler notre budget.

 

Calvaire de Fabrice du Welz

 

Je me suis dit aussi que, quitte à faire un film pareil, il fallait y aller à fond. Souvent, j'entends des cinéastes, qui font des premiers films difficiles, me dire : « J’ai eu tort  d'avoir coupé tel plan. J'aurais dû tenir bon, ne pas écouter mon producteur, etc. »  Très peu pour moi. Je voulais aller au bout et ne jamais rougir du résultat. Avec un film comme Calvaire, tu ne peux pas faire les choses à moitié. Un slasher politiquement correct, cela ne tient pas la route. Ceux qui ont essayé d’y ménager la chèvre et le chou se sont toujours plantés. Les remake que Hollywood vient de faire de La nuit des morts vivants ou de Massacre à la tronçonneuse sont très efficaces, mais complètement vidés de leur substance. Par contre, un petit film comme Saw m’enthousiasme. Tout n'y fonctionne peut-être pas à la perfection, mais c'est un film méchant, méchant... et il cartonne en salles un peu partout dans le monde. 

 

C. : Revenons à Calvaire. Je n'avais encore jamais vu un slasher, gore, survival (1)de cette trempe dans le paysage belge.
F.d.W. : Ta réflexion reflète l’opinion de la grande majorité du public, mais c’est assez étonnant. Déjà je pense qu’il n’est pas gore. (Devant ma moue dubitative) Va revoir le film et tu t’apercevras que la violence n'est jamais mise en valeur. Ou elle est hors-champ ou elle est filmée en plans larges. Ce qui m'intéresse, c'est uniquement les causes et les conséquences de la violence, et de faire monter la sauce. Les coups de batteries et autres joyeusetés sont toujours hors cadre. On les entend, mais on ne les voit pas. Le public a l'impression de voir énormément de sang et de violence alors que ce n'est pas le cas. Je me demande si cette confusion n’est pas due à une particularité voulue du film, à savoir que les spectateurs ont l'impression de se retrouver dans quelque chose qu'ils ont déjà vu.
Un quidam qui se perd en pleine brousse et est recueilli par un aubergiste fou, c'est un code hyper éculé du film de genre. Mais, dans ce schéma là, j'essaye d'expérimenter, de trimballer mes spectateurs.

 

C. : Autre particularité : Calvaire est un film ancré dans nos paysages, dans l’Ardenne profonde, dans les Hautes Fagnes. Ce  n'est pas un  film de genre complexé par rapport au cinéma américain, mais tu joues quand même constamment de la référence.
F.d.W. : Les slashers américains des années 60 étaient fascinants par leur écho politique, rock and roll, de contestation, de rage fiévreuse. Quand Romero ou Hopper faisaient leur Massacre à la tronçonneuse ou autre Nuit des morts vivants, ils dénonçaient aussi la ségrégation raciale, le Vietnam, les serial killers et moi, très humblement, j'ai essayé aussi d'ancrer cela dans la Wallonie, l’Ardenne, en référence aux sombres histoires de grands malades qu'il y a eus en Belgique. Pour moi, c'est une manière de mettre le doigt où cela fait mal, d'exorciser quelque chose, ce que le cinéma belge ne fait quasiment pas, on se demande pourquoi. C'est important de panser ses plaies par le prisme artistique, ou par la création, quelle qu'elle soit.   

 

C. : Tu n'es pas très tendre avec une certaine belgitude. Le côté très terre à terre, accroché aux limites de son terroir, hypocrite et vaniteux… On en prend pour son grade.
F.d.W. : Je n'arrête pas de pester contre les Belges et la Belgique et en même temps, j'aime profondément Bruxelles. C'est chez moi. Mais je suis parfois anéanti par l'apathie, le manque d'ambition, l'espèce de consensus mou et la résignation qu’on rencontre souvent et qui m'emmerdent profondément. Je pense qu'on vaut mieux que cela, que nous devons arrêter de nous voir en rigolos buveurs de bière et mangeurs  de frites. Cette image du belge débonnaire me saoule un peu.

 

Calvaire de Fabrice du Welz

 

C. : Calvaire est un film sans femmes  ou presque puisqu’il y a une exception de taille : l’infirmière de l’hospice, jouée par Madame Brigitte Lahaie en personne. 
F.d.W. : Le côté sans femmes, il s’agissait d'un postulat de départ. Le film traite d'une certaine misère sexuelle et affective. Il est bâti là-dessus. Les villageois vivent en autarcie, repliés sur eux-mêmes, entre eux, sans femmes. Raison pour laquelle ils se débrouillent comme ils peuvent pour les remplacer. Mais il ne faut en aucun cas y voir une attaque contre la gent féminine. C’est tout le contraire. On voit justement ce que donnerait un monde sans femmes, c'est-à-dire l'enfer.
Et dans un film dont j'ai arbitrairement décidé qu'il serait sans femmes, je jubilais de le commencer avec une icône de la féminité fantasmée: Brigitte Lahaie, la star du cinéma pornographique des années 80. En plus en infirmière. On l'a vue mille fois en infirmière. C'était un pied de nez, et cela me faisait énormément plaisir. Et à partir de là, laisser le film doucement déraper. Pour moi, c’est un western fantastique qui se déroule à travers trois univers. D’abord, tu as le monde des petits vieux, où Marc Stevens se produit et qui est le monde réel. Ensuite, tu as le monde de Bartel et des villageois qui est à la lisière de la réalité. Et il y a un monde davantage fantastique, qui est le monde de la nature, de la forêt. Un monde hostile où la vie sauvage va reprendre ses droits. Et traversant le tout, un peu à la manière de Pale Rider, il y a le personnage fantomatique de Marc Stevens. Le film est conçu comme un glissement d'un monde à l'autre. Au début, c'est filmé quasiment comme un reportage de Strip Tease : la réalité la plus plate d'un chanteur de kermesse. On est caméra à l'épaule, les images sont un peu délavées, dans la normalité glauque de la Belgique qu'on connaît. Et puis, doucement, cela devient structuré, détaillé pour terminer, avec des  cadres fixes, dans un monde où la nature devient de plus en plus présente et bouffe les personnages, sauvage mais formidablement belle, et superbement photographiée par Benoît Debie.

 

C. : Parlons-en, justement,  de la photo et de ton extraordinaire chef opérateur, connu pour être un spécialiste des basses lumières.
F.d.W. : Benoît et moi, on se connaît depuis l'époque des Kulturo. On a fait  mon court métrage ensemble. Là dessus Gaspar Noé l'a appelé pour faire Irréversible et depuis, Benoît n'arrête pas de travailler en France. C'est quelqu'un qui a un sens remarquable de la lumière, qui est très innovant et  très moderne en même temps. Durant tout le temps qu’a pris la recherche de financement, on parlait beaucoup du film, de la manière de le traiter. Nous avions une référence : le chef op' de Eastwood, Jack N.Green, et une ambition : traiter la lumière un peu comme dans un film de Eastwood. Mais avec ce glissement dont j'ai parlé, en commençant comme un Strip Tease pour terminer sur une lumière désaturée, quasiment noir et blanc. Et pour traverser le tout, notamment dans l’auberge, des lumières à la manière des tableaux de Bosch ou de Breughel, avec des couleurs chaudes mais en perpétuel contraste: des rouges avec des verts, etc. Et en même temps, travailler le contre-jour, chercher le silhouetage, oser le noir complet. En Europe, beaucoup de chef op' ont très peur de l'obscurité, alors qu'aux Etats-Unis, tous les grands opérateurs y sont familiarisés. Rien n'est aussi énervant qu'un film éclairé tout le temps de la même manière, et trop éclairé. Pourquoi voir le personnage éclairé en permanence ? C'est beaucoup plus intéressant de le voir entrer dans l'obscurité, sortir de l'ombre, aller vers la lumière. Toutes choses que Benoît ose.

 

Fabrice du Welz

 

C. : Le film a été présenté à Cannes dans une version inachevée il a ensuite été retravaillé, notamment du point de vue de la bande son.
F.d.W. : Lorsque nous avons appris notre sélection pour Cannes, nous étions en plein montage négatif. Il a fallu tout arrêter et orienter la préparation du film en fonction du Festival. C'était un gros risque. Le producteur, Vincent Tavier, en tremble encore, mais il fallait le faire car l'impact de Cannes sur la carrière d'un film est irremplaçable. Pas de regrets, donc, mais dans les mois qui ont suivi,  j'ai tenu à reprendre le travail sur le son. Dans un film comme celui-ci, la suggestion induite pas le son est d'une importance capitale. Je voulais l'utiliser en complément des images pour accentuer l'effet de glissement dont je parlais tout à l’heure. Sans me retenir le moins du monde sur l'effet dévastateur que peuvent produire certains sons Et à la fin, quand on entend les cris de ce porc, on est littéralement en enfer, au son comme à l'image. A Gérardmer, il y avait une dame dans la salle qui criait « Assez! Assez! » Moi, je jubilais.

 

C. : Les comédiens
F.d.W. : Jackie vous explique par ailleurs comment il est arrivé sur le film, et comment il a été amené à jouer Bartel. Laurent Lucas, je ne le connaissais pas. C'est une vraie rencontre. Il a eu un coup de coeur immédiat pour le scénario et m'a dit : « je veux vraiment aller au bout de ce personnage, y compris physiquement. » Je crois qu'il ne s'imaginait pas combien cela allait être dur, et à quel point il allait « morfler. » Il a eu deux semaines de texte sur les six semaines de tournage, et pendant les quatre dernières semaines, il était tondu, en robe de femme, la tronche tuméfiée, à subir et à gueuler. Pour un acteur, c'est l'enfer une expérience pareille. Je lui tire mon chapeau. 

 

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(1) Petit lexique à l’intention des personnes non familiarisées avec l’argot des films de genre: Un slasher est un film où les protagonistes se massacrent avec tout ce qui leur tombe sous la main. Un survival est un film où le héros, confronté à des forces maléfiques qui le dépassent, lutte pour sa survie. Gore se dit d’un film où le slogan des baptêmes étudiants « Du sang des boyaux de la rate et du cerveau » est vécu de manière particulièrement expressionniste.

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