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Koen Mortier, réalisateur de Skunk

Publié le 27/02/2024 par Grégory Cavinato et Cyril Desmet / Catégorie: Entrevue

Du cinéma social coup de poing, c’est ainsi que l’on peut qualifier le style de Koen Mortier, qui, après Ex-Drummer et Un Ange, nous revient plus en colère et intense que jamais. D’une violence inouïe, parfois outrancière, Skunk, qui rappelle le fameux Scum d’Alan Clarke, aborde de manière frontale le thème des abus sexuels, physiques et psychologiques insoutenables faits aux enfants et adolescents. Et de transformer son personnage principal, Liam, 17 ans, ballotté entre une famille abusive et un centre d’accueil cauchemardesque, en martyr des temps modernes…

Cet entretien contient des SPOILERS.

Cinergie : J’ai cru comprendre que c’est Geert Taghon lui-même, l’auteur du livre sur lequel se base Skunk, qui vous a choisi pour réaliser ce film ?
Koen Mortier : Il m’a envoyé le livre avec une petite note qui disait : « Chaque enfant a une histoire à raconter ». Il y avait aussi une lettre dans laquelle il expliquait qu’il rêvait que quelqu’un fasse un film de son livre et que le seul réalisateur en Flandres qui pouvait le faire, c’était moi. C’était une sorte de compliment, je suppose. J’ai donc lu le livre et j’ai été très choqué par son contenu. Ce qui m’a frappé à la lecture et dans la note d’intention de l’auteur, c’est que tout ce que j’avais lu était en fait plus ou moins vrai. J’ai trouvé très bizarre que je ne connaissais pas ce monde-là. Personne ne parle de ces jeunes psychopathes qui sont maltraités toute leur vie. On lit une fois de temps en temps, dans le journal, l’histoire d’un jeune qui a tué ses parents, mais on ne connaît jamais vraiment le contexte. J’ai donc demandé l’aide de Geert pour me rendre dans différents instituts pour la jeunesse afin de parler avec des jeunes, mais aussi avec des éducateurs et avec toutes les personnes qui travaillent dans ces centres. Et là, je me suis rendu compte que la réalité était encore bien pire. Après avoir écouté et parlé avec ces mineurs, je me suis rendu compte que c’était un film nécessaire. C’était une « bombe », je DEVAIS le faire après avoir entendu ces histoires !

 

C. : Le personnage de Liam est-il un amalgame de plusieurs mineurs que vous avez rencontrés ?
K. M. :
Oui et non. C’est un amalgame du personnage du bouquin, qui est lui-même basé sur différents jeunes hommes, et de mes idées. Ce sont surtout les autres jeunes garçons du film qui sont basés sur des adolescents que j’ai rencontrés lors de mes recherches.

 

C. : Avez-vous appris beaucoup de choses en rencontrant des éducateurs ? 

K. M. : Il faut savoir que c’est un travail très dur et hyper violent. Et très mal payé ! Ces gens font ce travail de tout leur cœur, avec une volonté énorme, mais sans avoir l’appui ni du gouvernement ni de la société. Pour avoir longuement discuté avec eux, ce sont des gens pour qui j’ai maintenant beaucoup de respect.

 

C. : Le cinéma social belge peut parfois être austère, voire misérabiliste. Mais j’ai trouvé votre film différent, c’est un film un peu « punk ». Est-ce que votre objectif, entre autres, était de secouer ce genre un peu figé ? Est-ce que vous considérez Skunk comme du cinéma social ?

K. M. : Oui. Tous mes films ont un élément social, voire asocial. « Social » et « anti-social », c’est presque la même chose. Dans ce cas-ci, mon objectif était avant tout de faire parler de ce problème, de ces jeunes, de leurs parents et des gens qui les aident. Donc il était nécessaire d’en faire une vraie « bombe », pas seulement par sa cinématographie, qui est intéressante, mais aussi parce que je ne voulais pas mentir. Je ne voulais pas d’un film édulcoré, qui évoque quelque chose, une certaine réalité, mais où tout va bien à la fin. Non, je voulais vraiment évoquer cette réalité que j’avais lue dans le livre de Geert et entendue lors de mes recherches. Je ne voulais être le traître ni de mon propre travail ni de la vie de ces jeunes. C’est pour ça que le film est ce qu’il est : sans fard, sans intellectualisme.

 

C. : Effectivement, que ce soit dans les scènes de violence ou celles à caractère sexuel, avec les abus subis par Liam, vous allez très loin. Comment se fixe-t-on des limites entre ce que l’on va montrer et ne pas montrer quand on conçoit ce genre de scènes ? N’y avait-il pas un risque de créer un rejet chez le spectateur ?

K. M. : Je ne sais pas. C’est sûr que la violence est montrée, mais je trouve qu’il y a dans le film la suggestion d’une violence encore plus grave. D’une certaine façon, je ne comprends pas les spectateurs qui sont choqués par ça. Je me demande souvent dans quel monde nous vivons. Nous vivons ici, à Bruxelles, la vie est belle, tout est super, tout va bien… Mais on ignore tout ! On ignore la violence à Kiev. « Oh, en Ukraine, c’est bientôt fini… » La violence à Gaza ? On manifeste un petit peu… Mais on a peur de regarder la réalité en face ! Moi je ne veux pas avoir peur de la réalité, je veux la montrer. Je veux donner au spectateur le sentiment qu’il est là, à la place de Liam. Je veux évoquer la réalité. Et s’il faut montrer ce qu’il y a à montrer, je montre ce qu’il y a à montrer !

 

C. : Une scène comme cette partouze sordide chez les parents de Liam, avec le gamin enfermé dans la cave, par exemple, doit être particulièrement délicate à tourner…

K. M. : Tout dépend comment tu introduis la scène, comment tu la réalises. Dans cette scène, j’avais besoin de montrer le petit qui est témoin de ce qui se passe dans sa propre maison. Le plus difficile, c’est la présence de l’enfant. C’était très technique : on lui a mis des œillères pour qu’il ne voie rien. Et les acteurs ne faisaient pas de bruit, ils ont seulement mimé ce qu’ils faisaient. Donc le petit ne se rendait absolument pas compte de ce qui se passait autour de lui.

 

C. : Une question pour les amateurs de cinéma bis italien. Pourquoi avoir choisi Scalps, de Claudio Fragasso et Bruno Mattei, comme film favori de Liam, et qui, plus tard, va devenir le catalyseur de son crime ? 

K. M. : Ça s’est fait par hasard. En fait, je voulais Soldier Blue, de Ralph Nelson, que j’avais vu quand j’avais 12 ans et qui m’avait énormément marqué. Mais les droits étaient hyper chers, même pour un film des années 70. Donc j’ai continué à chercher et je suis tombé par hasard sur Scalps, qui, en fait, contient beaucoup plus de parallèles avec le personnage de Liam que Soldier Blue, et qui est aussi beaucoup plus lié avec le sujet et avec le crime que Liam commet à la fin. C’était le hasard, mais un heureux hasard.

 

C. : Pouvez-vous nous parler de Thibaud Dooms ? Comment l’avez-vous trouvé et comment avez-vous abordé avec lui son personnage et les scènes traumatisantes qu’il allait devoir tourner ? 

K. M. : Pour trouver Liam, nous avons fait plusieurs séances de casting, en plusieurs étapes. À la première étape, Thibaud n’est pas venu parce qu’il pensait qu’il n’obtiendrait pas le rôle. À la deuxième étape, je l’ai vu passer. Il était très technique et il avait de longs cheveux, donc pas du tout le Thibaud que l’on voit dans le film. Et je l’ai trouvé très doué. J’avais vu des photos sur sa page Instagram où il avait les cheveux courts. Donc je lui ai dit qu’il pouvait revenir pour la prochaine étape, mais avec les cheveux courts. Pas à pas, j’ai commencé à trouver le personnage. Thibaud a étudié pour devenir acteur en Hollande. Il est super et j’espère qu’il va continuer sa carrière… Pour trouver les autres jeunes, nous avons procédé par une combinaison de « street casting » et de travail avec le directeur de casting. Tous les jeunes que nous avons choisis apportaient quelque chose, chacun avait son caractère. En fin de compte, nous nous sommes retrouvés avec tous ces jeunes réunis dans une grande pièce où je leur ai expliqué ce que je comptais faire, les objectifs du film, etc. C’était l’occasion de leur faire faire connaissance, pour qu’ils se connaissent physiquement. Dans le film, ils doivent parfois se battre, donc je voulais qu’ils se connaissent avant et qu’ils se comprennent. Il fallait qu’ils sachent comment ne pas aller trop loin. Je voulais qu’il y ait une vraie communication entre eux, mais aussi avec moi, pour que tout le monde sache où on allait. Pour les scènes violentes, nous avions toujours un coordinateur des cascades présent sur le plateau pour faire des répétitions. Il leur montrait ce qu’il fallait faire et ne pas faire. Au départ, je me méfiais un peu de ce mot « cascade », parce que dans la vie, les gens ne se battent pas du tout comme ils se battent à l’écran. Donc j’ai beaucoup discuté avec notre stunt coordinator pour lui expliquer ce que je voulais voir, ce que je voulais ressentir, et j’ai fait en sorte que tous les jeunes acteurs aillent dans la même direction, pour que 1) personne ne se fasse mal, 2) tout le monde comprenne ce qu’il a à faire, 3) tout le monde se sente à l’aise avec ce qu’il devait faire, ce qui était le plus important.

 

C. : Les parents de Liam sont effectivement effrayants à l’écran. À la fois outranciers dans la violence et un peu ridicules dans leurs paroles, mais pourtant très crédibles. On a l’impression que des monstres comme ça existent vraiment.  

K. M. : Des gens comme ça existent, malheureusement. J’aimais bien l’idée qu’ils soient à la fois drôles et pas du tout drôles. Ils sont tellement cons que ça peut être drôle par moments, mais en fait ce n’est pas drôle du tout. C’était mon objectif les concernant. On a procédé de la même manière avec Thibaud et les acteurs qui jouent ses parents, Colin Van Eeckhout et Sarah Vandeursen : on a fait un « triangle » entre eux pour qu’ils comprennent comment j’allais les diriger, comment réagir, comment être violent, comment se comprendre physiquement. Dans la vie, Colin et Sarah sont deux personnes très gentilles. Sarah, notamment, est très drôle, donc ça détendait tout de suite l’atmosphère, ça cassait la tension. Sarah faisait des blagues sans arrêt. Elle tournait une scène violente et cinq secondes plus tard, tout le monde sur le plateau rigolait avec elle. Comme les deux acteurs ont étudié dans le milieu social, ils connaissent le monde des gens asociaux, des gens à problèmes. En plus, ce sont deux musiciens : Colin est le chanteur du groupe Amenra et Sarah, la chanteuse de Kenji Minogue, un groupe culte de techno. Donc ce sont des performers, et ils comprennent très bien qu’une performance d’acteur, c’est aussi physique. 

 

C. : Vous faites un constat très noir et sans espoir concernant Liam : il est trop tard pour le sauver, il a atteint un point de non-retour. Il n’a que 17 ans, mais sa vie est derrière lui… 

K. M. : De l’espoir, il y en a. Au début du film, il sort de prison, donc il peut vraiment recommencer sa vie à ce moment-là. Dans le livre, le personnage dont Liam est inspiré a tué son père, puis s’est suicidé. Moi je ne voulais pas de ça. Je voulais lui donner un peu d’espoir, même s’il tue ses parents. Tuer ses parents est une sorte de catharsis basée sur des peintures de Goya. Il se libère avec ses propres mains, il libère sa propre vie. C’était le grand contraste avec le bouquin.

 

C. : Quand Liam dit à son éducatrice que ses parents lui manquent, on sent que c’est un élément tiré de la réalité : la victime qui réclame la présence de ses bourreaux… 

K. M. : Chez tous les mineurs qui ont été extrêmement maltraités, à chaque fois qu’on leur demande ce qu’ils veulent faire, ils répondent : « je veux rentrer à la maison ». J’ai parlé avec un jeune garçon qui a été violé par son oncle pendant 10 ans, de ses 5 ans à ses 15 ans, une à deux fois par semaine, et il me disait très sérieusement qu’il aimait beaucoup son oncle, que c’était un homme très bien. C’est comme un autre niveau métaphysique ou philosophique. Il m’a dit que c’est quelque chose dont nous ne pouvons pas nous rendre compte.

 

C. : Le trio d’acteurs (Natali Broods, Dirk Roofthooft et Boris Van Severen) qui jouent les éducateurs sont excellents. Ils font passer l’idée que ces gens aiment profondément ce qu’ils font, mais ils montrent surtout les sacrifices que ça peut représenter dans leur vie privée… 

K. M. : Ce sont de très bons acteurs professionnels. Mais le problème avec des acteurs professionnels, c’est qu’ils ont un « sac à dos » avec des connaissances, des techniques, leurs réflexes d’acteur acquis au cours de toute une vie à l’écran ou sur la scène. Moi mon but, c’était qu’ils infiltrent mon noyau de jeunes d’une manière réaliste. Donc je leur ai demandé de jeter leur « sac à dos » avant de commencer. Je ne voulais pas qu’il y ait une force dramaturgique dans leur performance, je voulais au contraire montrer des gens simples, qui sont simplement là pour aider ces gosses.

 

C. : Parlez-nous de votre travail avec votre directeur de la photographie, Nicolas Karakatsanis. Vous avez tourné en 16 mm et vous avez adopté une approche totalement différente de ce que vous aviez fait sur votre film précédent, Un Ange.  

K. M. : Un Ange, sur lequel j’avais déjà collaboré avec Nicolas, était un film très équilibré sur le plan visuel. Chaque détail était prévu, chaque plan était storyboardé de A à Z. C’était un travail complet. Un mois avant le tournage de Skunk, j’ai appelé Nicolas et je lui ai dit que, cette fois, je ne voulais pas que la caméra ait une dramaturgie. Je ne voulais pas de dramaturgie subjective. Je voulais que les scènes soient vivantes sur le plateau et que l’on observe ce qui se passe avec la caméra. La caméra est une sorte de personnage qui observe, qui vit ce que les jeunes vivent. Nous, on ne décide pas du drame, on ne provoque pas l’impact du drame. Nous avons donc fait tout le film en improvisation : j’ai décidé d’improviser tout le découpage et tout le boulot avec la caméra. C’est une approche plus documentaire. On a d’abord la séquence de la maison des parents et là, c’est l’Enfer, c’est le Diable, c’est Goya, c’est rouge, c’est du sang foncé, c’est Nosferatu quand il monte l’escalier... toute une métaphysique glauque… Mais ensuite, à l’institut, tout est assez clair. Dans les gris, mais quand même clair, des couleurs soft, et la caméra qui part des jeunes.

 

C. : Vous aimez changer de style à chaque film ? 

K. M. : Je crois que chaque histoire a ses propres nécessités. Chaque film a son propre langage, mais en même temps, ils ont tous la même texture, une texture parallèle parce qu’ils sont du même réalisateur.

 

C. : Que retiendrez-vous de toute cette expérience ? Qu’est-ce que Skunk vous a apporté sur un plan personnel ? 

K. M. : Je ne me rendais pas vraiment compte de ce qui se passait dans ce monde des instituts pour jeunes. Je n’y connaissais rien. Donc ça m’a vraiment ouvert les yeux sur la nécessité de les aider, de parler avec eux, d’aider leurs parents aussi – les parents également ont besoin de psychologues, parce qu’ils viennent très souvent eux aussi d’un environnement violent. On voit maintenant qu’il y a parfois des listes d’attente de quatre ans pour que ces jeunes puissent entrer dans un de ces instituts. J’ai appris que tout ça existe vraiment, que ce n’est pas un monde fictif, mais une vraie réalité pour beaucoup de gens, malheureusement.

 

C. : Avez-vous des projets immédiats ? 

K. M. : Non, pour le moment, j’ai quelques projets lointains. J’ai dans ma tête (et un peu sur le papier) une comédie pour la télévision. J’ai également un projet qui parle du Congo, de Léopold II et des années 1890. Entre deux tournages, j’écris, et je tourne aussi des publicités. Et comme je travaille souvent ici à Bruxelles, je gère et j’aide les jeunes réalisateurs, j’essaie toujours de parler avec des jeunes qui débutent dans le métier.

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