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La Belgique, le cinéma et la réalité virtuelle

Publié le 27/12/2023 par Quentin Moyon / Catégorie: Dossier

Au rang des expériences immersives, la réalité virtuelle (RV ou VR en anglais) telle qu’on la connaît aujourd’hui, n’a finalement rien de bien nouveau. Dès 1900, Raoul Grimoin-Sanson, et son Cinéorama présenté lors de l’Exposition Universelle de Paris, utilise des écrans géants pour projeter à 360° le vol d’une montgolfière. En 1961, c'est au tour de Morton Heilig de révolutionner l’industrie du divertissement en proposant son Sensorama. Un mix d’images et de sons préalablement enregistrés est projeté devant le pare-brise d’une voiture plongeant le spectateur dans une expérience où les vibrations et les odeurs simulent une réalité. Des tentatives très sporadiques qui amenèrent Jaron Lanier à les rassembler sous la terminaison de réalité virtuelle en 1986.

Mais la place grandissante que prend la réalité virtuelle dans les décennies 2010 et 2020 a par contre quelque chose de novateur et pose la question de l’omniprésence de cet art numérique et immersif. Comme nouvelle manière d’appréhender le cinéma ? Ou comme affirmation d’un nouveau champ artistique indépendant, d’un 12e art se suffisant à lui-même ?

La Belgique, le cinéma et la réalité virtuelle

La réalité virtuelle, l’avenir du cinéma ?

Faute de financements, de lieux adaptés et d’une demande du public, la réalité virtuelle a surtout fait ses armes dans des domaines plus commerciaux. En Belgique, ce sont les entreprises (Bureau Béatrice, Softkinetic, Presenz) qui ont ouvert la voie, dans laquelle s’est rapidement engouffrée l’industrie du jeu vidéo. Ainsi, The Park à Bruxelles, mais aussi Virtual Cabs à Tournai proposent des espaces dédiés pour se plonger dans des expériences de réalité virtuelle. Le cinéma, lui, commence doucement à toucher à cet outil inédit, qui change beaucoup de choses dans son ADN. 

La réalité virtuelle amène tout d’abord une nouvelle manière de faire du cinéma. Dès l’écriture, une autre narration se dessine. Ce “nouveau cinéma” doit changer de langage, et beaucoup de réalisateurs et scénaristes travaillent autrement leurs histoires. Comme le dit Jean-Louis Decoster, ancien Directeur réalité virtuelle chez Poolpio, l’intégration de chorégraphes et de scénographes dans l’écriture des événements devient dès lors nécessaire. Ce storytelling émergeant, que l’on retrouve dans les productions du studio canadien Felix & Paul (The Space Explorers series, MIYUBI), vise une totale immersion du public et plus d’interaction. En bref, des codes à aller chercher plutôt du côté du théâtre ou du jeu vidéo.

En termes de création, les étapes de préproduction et de production sont elles aussi largement transformées. En premier lieu, une telle technologie permet de prévisualiser des scènes, avant même que celles-ci ne soient tournées, ou permet de partir à la recherche de ses futurs décors sans bouger de son canapé. Ainsi, des œuvres comme Avatar de James Cameron Rogue One : À Star Wars Story de Gareth Edwards, ont utilisé la réalité virtuelle pour anticiper les placements de caméra.

Lors du tournage, les prises de son et de captation des images évoluent aussi. D’un point de vue sonore, François Fripiat fondateur de Demute Studio précise que le caractère immersif de ce médium nécessite un vrai travail de spatialisation, accompagné d’un travail multicouche “jouant sur les volumes, la position des sources…”. Le changement est encore plus radical concernant les images, puisque par nature, le cinéma repose sur une notion de cadrage et le jeu que l’on fait avec (format, hors champ...). Or, avec la réalité virtuelle, les spectateurs eux-mêmes choisissent vers où se porte leur regard. Et qui dit disparition de la notion de cadre, dit qu’il est nécessaire de “cacher toute l'équipe” lorsque l’on tourne comme l’indique Jean-Louis Decoster.

Mais comme le rappelle Stan-Louis Bufkens, le fondateur de Bureau Béatrice, la réalité virtuelle reste un outil au service d’une histoire et n’est pas une fin en soi. “Si l’idée est nulle, la technologie de pointe ne la rendra pas meilleure".  

La réalité virtuelle c’est aussi une nouvelle manière de voir le 7e art. Tout d’abord par le simple fait que le cinéma, qui se veut le plus souvent une solitude partagée, une expérience sociale, devient beaucoup plus individualiste. À ce titre, la RV cherche avant toute chose à limiter les interférences externes susceptibles de déranger l’immersion dans le film. Et qui dit toujours plus d’immersion, dit nouveau cadre de visionnage. Entre lieux dédiés, comme The Park cité plus haut, mais aussi les festivals de cinéma (programmation de films en réalité virtuelle à Anima ou au BIFFF, le Experience Brussels Virtual Reality Festival de BOZAR et des cinémas UGC) ou bien la possibilité de profiter d’expériences en réalité virtuelle directement chez soi, à condition évidemment de disposer d’un casque. 

C’est notamment ce que propose une entreprise comme Big Screen, l’un des leaders du marché des cinémas virtuels, immergeant ses consommateurs dans une salle de cinéma virtuelle pour revivre l’expérience de la salle.

Cette plongée dans un autre univers commence d’ailleurs bien souvent dès la promotion d’une œuvre. À ce titre Netflix a proposé pour la sortie du long-métrage Army of the Dead sur sa plateforme en 2021, une opération marketing en RV et le studio Felix & Paul a imaginé, en plus de ses productions originales, des prolongements en RV d’univers cinématographiques préexistants comme Jurassic World ou L’Île aux chiens de Wes Anderson.

Les œuvres en réalité virtuelle doivent aujourd’hui encore faire face à une certaine réticence des salles de cinéma. Notamment du fait du format non conventionnel de ces expériences, dont pour certaines la durée est variable, bien loin de la standardisation de plus en plus importante des durées de films qui sortent au cinéma.

 C’est par exemple le cas pour Kinshasa Now, film en réalité virtuelle belge réalisé par Marc-Henri Wajnberg et présenté en 2020 à la Mostra de Venise. 

La Belgique, une oasis pour ce territoire artistique à conquérir

Si, à la manière des plateformes de streaming, la réalité virtuelle est un art digital, l’inscription dans un territoire particulier de cette production est nécessaire. C’est de la convergence d’un écosystème entrepreneurial et du soutien des pouvoirs publics que viendront le salut et la multiplication des initiatives créatives en réalité virtuelle. Un art du futur dont la Belgique semble avoir fait son cheval de bataille. 

Du côté des acteurs publics, ils sont nombreux à s’investir du côté de la production, même si les appels à projets et les bourses sont encore peu nombreux. Comme le rappelle Marine Haverland, co-fondatrice de Fomo.Scene et experte en réalité virtuelle, “en Belgique pour la réalité virtuelle, ce sont surtout les fonds régionaux dont Screens.Brussels fait partie.” De plus, “le Tax Shelter audiovisuel est désormais ouvert pour la VR, ce qui va accélérer les choses pour les productions majoritaires, mais aussi minoritaires, étrangères en Belgique. Combiner ce Tax Shelter et un fonds régional, ça commence à devenir intéressant.”

À l’image du cinéma, à ces financements publics viennent s’ajouter des contributions privées. Ainsi des acteurs comme le Microsoft Innovation Center accompagnent très largement les entrepreneurs dans le développement de leurs projets de réalité virtuelle.

De manière plus globale, la ville de Bruxelles investit assez massivement dans l'industrie créative. En 2019, Didier Gosuin, alors ministre de l’Économie et de l’Emploi, insistait sur le positionnement de Bruxelles en tant que leader européen dans le domaine de la réalité virtuelle. De là à faire du rêve une réalité ? Si on est sur la bonne voie, il semble nécessaire de rappeler que l’industrie de la RV est encore balbutiante et difficile à financer. C’est ce que déplorait Marc-Henri Wajnberg qui n’a eu que “10.000 € pour le développement et 40.000 € pour la production (de la part de la Fédération Wallonie-Bruxelles), ce qui représente le dixième de ce qu’ils donnent pour un long-métrage”. 

Pour autant, la Belgique a vocation à s’investir de plus en plus dans ce nouvel art audiovisuel. Un art dont le financement dépendra de la définition de sa nature propre pour l’instant trop hybride. Car inscrire aujourd’hui la réalité virtuelle dans les carcans propres au cinéma apparaît de plus en plus comme une impasse. Ce 12e art se définit de plus en plus comme une pratique artistique à part entière, qui certes partage des points communs avec le cinéma, mais qui pioche aussi allègrement dans le théâtre ou les jeux vidéo. Pas étonnant donc que la dernière production de Bertrand Mandico, Conann, propose de manière complémentaire les formats cinéma et RV. Il faudra en tout cas se prononcer officiellement afin de pouvoir véritablement passer à la vitesse supérieure dans le soutien des projets de réalité virtuelle. Mais « Ne vous y trompez pas, nous assistons à la naissance d’un nouveau média ! » : pour le patron de Reality+, Christopher Morrison, les jeux sont faits.