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Si le vent tombe. Tissage, éclairage et éthique

Publié le 21/01/2021 par Katia Bayer et Constance Pasquier / Catégorie: Entrevue

Nora Martirosyan est réalisatrice. Son premier long-métrage, Si le vent tombe, a bénéficié d’une double mise en avant au Festival de Cannes 2020, via sa sélection en compétition officielle ainsi qu’à l’ACID (Association du Cinéma Indépendant pour sa Diffusion). Le film, dans lequel on retrouve Grégoire Colin, se déroule dans le territoire autoproclamé de Haut-Karabagh (une région autonome de l'Azerbaïdjan) qui n’est reconnu par aucun État membre de l'ONU. Depuis 1994, un cessez-le-feu y a eu cours jusqu’à ce qu’une guerre y éclate fin septembre 2020, provoquant la fuite de la moitié de la population du Haut-Karabakh (depuis un nouvel accord de cessez-le-feu a été signé fin novembre 2020). 

De passage au FIFF en octobre dernier, Nora Martirosyan est revenue sur la genèse de son film qu’elle porte depuis 11 ans déjà. Elle évoque aussi dans cet entretien sa collaboration avec la Belgique qui a co-produit le film (via Kwassa Films) mais aussi l’importance du son et son travail d’écriture avec l’écrivaine Emmanuelle Pagano.

 

Cinergie : Comment avez-vous été amenée à travailler avec Kwassa Films alors que votre projet date déjà depuis un moment ? 

Nora Martirosyan : Ma productrice française, Julie Paratian (Sister Productions), avait déjà fait un film avec Kwassa Films : En bataille (d'Ève Duchemin). Comme on cherchait à renforcer la co-production avec l’Arménie et la France et qu’il fallait 3 pays pour pouvoir postuler à Eurimages, on a pensé à eux. C’était logique d’aller vers des gens qu’on connaissait déjà et avec qui la production avait déjà travaillé. On a fait la post-production à Bruxelles au vu de la qualité des équipements et des techniciens sur place. J’ai passé plusieurs mois à Bruxelles en faisant tout le montage son, le mixage et l’étalonnage du film. Le DCP a été fait ici et un informaticien de l’équipe belge nous a accompagnés sur le projet. 

 

C. : C’était comment-là la vie à Bruxelles ? 

N.M. : Oh, c’était génial, vraiment, j’ai adoré. Les gens ont travaillé, sans compter leurs heures, avec une certaine détermination, ils ont fait preuve d’écoute par rapport au film, ça a été vraiment formidable. Au bout de quelques semaines, on formait une équipe hyper soudée, très attentive. 

 

C. : En parlant de détermination, d’objectif, votre projet est né en 2009. Onze ans, c’est un temps qu’on doit accepter, intégrer. Comment revenez-vous sur ce timing ? 

N.M. : Je filme au Haut-Karabagh qui est une république auto-proclamée, reconnue par aucun Etat où en fait, nous, les Européens, on n’a pas le droit d’aller. On n’est pas sous la protection de l’Ambassade de France quand on y va. Du reste, cette région est en feu donc tout ce que j’ai filmé, toute l’archive est en train de disparaître avec les champs, les infrastructures et les humains qui sont sur le front. Je ne sais pas comment expliquer ça mais moi, quand je suis allée là-bas, quand j’ai vu cet endroit, je me suis dit : « Il faut qu’il y ait un film de fiction qui existe, que ce film aille à Cannes et que le monde voit ce qui se passe ici». J’avais cette idée dans ma tête, presque orgueilleuse, que ce serait moi qui ferait passer ce message. 
Ces onze ans, ça représente beaucoup de travail d’écriture, de réflexion sur la manière dont ces petits fils peuvent se rejoindre, comment se montrer éthique par rapport aux spectateurs occidentaux, mais surtout vis-à-vis des personnes que je filme. Les films colonialistes, on a bien montré qu’on savait les faire. Ce qui m’importait, c’était de faire et de penser autrement, d’être en accord avec ce que je filme. C’est drôle parce que mon personnage principal, Grégoire Colin, ne fait que regarder. C’est lui l’éclaireur qui nous emmène là-bas. Ce personnage nous conduit dans cet endroit, il se perd, on se perd avec lui. Il désire quelque chose et on désire avec lui. Ça a été laborieux de trouver tout cela dans l’écriture au même titre que de lever des fonds, d’obtenir des financements.

 Si le vent tombe de Nora Martirosyan

 

C. : Un scénario n’est pas un livre. Chacun a son rythme et sa façon d’écrire. Pourquoi avoir eu envie de collaborer avec l’écrivaine Emmanuelle Pagano ?

N.M. : Au début, j’écrivais toute seule. Les retours de Commissions étaient très positifs sur le projet, l’élan, les scènes mais on me disait : « Toi, tu n’as jamais écrit de scénario ». C’est vrai, je n’ai jamais écrit un scénario, je n’ai même pas lu de scénario avant de commencer à écrire celui-là. On m’a dit : « C’est important que tu travailles avec des scénaristes. » Il s’avère qu’à chaque fois, ce travail était extrêmement décevant pour moi parce qu’en fait, j’avais l’impression qu’on n’écrivait pas mon film mais qu’on écrivait un objet intermédiaire et je n’avais pas les codes pour le déchiffrer.

Je ne suis pas allée vers Emmanuelle Pagano parce que c’est une écrivaine mais parce que son écriture m’intéresse. Elle a un rapport à la filiation, au récit, aux espaces, au roman qui m’intéresse. Pour elle, c’était un premier scénario aussi, on débutait toutes les deux. On nous a dit comment il fallait mettre en page les dialogues mais en dehors de ça, en fait, on a eu la latitude d’inventer notre histoire. Et là, pour la première fois, j’ai eu l’impression qu’on était en train d’inventer mon film et du reste, mis à part quelques changements de scènes pendant le tournage, je suis restée fidèle à ce qu’on a tissé avec Emmanuelle. 

 

C. : Est-ce qu’il y a une autre chose écrite que le scénario ?

N.M. : Ah non. Il y a beaucoup de choses écrites avec les images. Sur ces onze ans, j’allais tout le temps là-bas, au Haut-Karabagh. Je filmais, je montais, il y a plein d’autres petits films qui existent avant celui-là. 

 

C. : Le titre du film parle du vent et le son y occupe une place importante. Comment avez-vous envisagé ce dernier ?

N.M. : Je ne pense pas que c’est un film réalisé, mais tissé. Le son fait partie de ce tissage. On a beaucoup travaillé le son avec l’équipe belge. Chaque petit son, chaque petit craquement, on l’a pensé, on l’a mis en scène et la musique a joué exactement le même rôle. On se posait tout le temps la question de savoir quel était le son de l’espace qu’on filmait. On a essayé de créer une partition entre sons d’ambiance, glanés sur place et musique. Le son est crucial : il permet d’orienter, de guider le regard dans l’image.

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