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Critique de The Killing (Coup manqué) par Théodore Louis - 11/01/1957

Publié le 08/03/2007 par / Catégorie: Dossier

Coup manqué est le second film écrit et réalisé par Stanley Kubrick. Le premier s’intitulait Le Baiser du Tueur. Est-il besoin de rappeler qu’il figurait parmi les films les plus importants de 1956 et que nous l’avons classé, comme il convenait, en tête de notre bilan annuel ? Avec cette première œuvre, Kubrick se haussait, d’emblée, au premier rang des jeunes cinéastes américains. The Killer’s kiss s’inscrivait dans la lignée de la  jeune école hollywoodienne par sa façon de poursuivre l’art essentiellement à travers une mise en scène expressionniste, attentive, en outre à produire un univers d’une humanité primitive. Cependant, la personnalité qui s’y affirmait débordait de partout le système esthétique par quoi elle s’exprimait : art de visionnaire qui découvrait une aptitude peu banale à projeter sur la réalité la plus sordide un éclairage à la fois trouble et lyrique, d’une puissance d’envoûtement exceptionnelle.
Kubrick avait réalisé son premier film avec des moyens de fortune ; cela était manifeste dans certaines gaucheries et plus encore dans les incohérences d’un scénario trop proche de l’esquisse pour emporter vraiment l’adhésion. Mais ces défauts concourraient, bon gré, mal gré, à l’anticonformisme du film et sans doute reflétaient-ils de façon sensible, l’indépendance d’esprit absolue qui avait présidé à sa réalisation. Kubrick saurait-il garder intacte sa personnalité, le jour où il serait obligé de se soumettre aux impératifs d’un producteur ? Telle était la question angoissée que nous nous posions en apprenant qu’il avait réalisé un nouveau film pour le compte d’une société hollywoodienne. Dès les premières images, Coup manqué (The Killing) nous donne à cet égard, tout apaisement. Cette seconde œuvre nous restitue les traits essentiels d’une personnalité singulière et forte ; elle découvre, en outre, dans celle-ci, une maîtrise et un épanouissement à quoi le premier film de Kubrick ne pouvait prétendre. Effet de l’expérience, sans doute, succédant aux classiques maladresses du débutant. Il faudrait toutefois se garder, en l’occurrence, de minimiser l’importance des moyens financiers mis en œuvre. Au cinéma, on ne fait rien de bon en deçà d’un certain négoce et The Killing est un bon exemple de ce que peut l’argent quand un talent remarquable s’en empare.
Mais il ne serait pas moins injuste de négliger le revers d’une telle médaille : à savoir les concessions auxquelles une étroite soumission aux volontés d’un commanditaire contraint nécessairement tout auteur de films. Elles sont flagrantes ici et concernent, en général, le scénario proprement dit. Celui de The Killer’s kiss laissait, nous l’avons dit, à désirer ; sa nature n’en était pas moins séduisante, nous proposant un drame obscur aux contours absurdes et imprévus, sorte de poème en prose un peu baroque, malgré quelques accents propres au cinéma d’aventures policières.
Le scénario de The Killing offre, à quelques détails près, un conformisme absolu. C’est un banal canevas de thriller, il nous raconte la préparation et l’exécution d’un de ces hold-up auxquels nous ont accoutumés les films de gangsters (l’intrigue est emprunté à un roman « noir » de Lionel White). Bien que le metteur en scène en ait lui-même écrit l’adaptation, elle ne s’élève que par éclairs au-dessus des modèles courants. Plus impérieusement que dans Le Baiser du Tueur, c’est ici la mise en scène qui assume la valeur créatrice de l’œuvre. Que le second film de Kubrick, bâti sur un récit stéréotypé, soit supérieur au premier, qui avait pour lui une charpente singulière quoique inégale, suggère éloquemment l’art dont a fait preuve, dans sa nouvelle œuvre, le jeune cinéaste.
Ici, également, l’histoire contée importe moins que son expression. Et cette expression donne naissance à un univers trouble, voire morbide, situé aux confins de la réalité diurne et de la réalité cauchemardesque.  Aucune œuvre cinématographique peut-être n’a aussi bien illustré la proposition de Gabriel Marcel fixant au cinéma la mission d’abolir les frontières qui séparent l’état de veille de l’état de sommeil, frontière « entre lesquelles se partage inégalement notre existence ». En dépit des apparences (la logique banale du récit…) le monde de Stanley Kubrick est sans lien véritable, en effet, avec le monde où nous vivons. Il est chargé d’une angoisse et d’une tension qu’expriment les mouvements secrets du subconscient. Comme l’œuvre de Luis Bunuel, celle du cinéaste américain est fondée sur un faux semblant. L’on y peut voir, selon ses dispositions personnelles, l’expression d’une société reproduite avec une exactitude photographique- ou au contraire, le reflet des forces redoutables qui se forment dans cette région inaccessible où naissent les rêves. Chez les deux artistes apparaissent des leitmotive qui sont autant d’obsessions, de hantises profondes, irraisonnées, incontrôlables.
Et il nous plaît de penser que Kubrick, après Bunuel, devra désormais le pouvoir de s’exprimer à cette seule faculté de conférer une apparence innocente à un art foncièrement hardi, révolutionnaire.
Il paraît trop tôt pour dénombrer à coup sûr tous les thèmes qui hantent le réalisateur de The Killer’s kiss. Nous ne pouvons que les entrevoir confusément ; à la base de tout, il y a, semble-t-il, la terreur et, en même temps, la fascination de l’échec. Comme Fellini, Kubrick peint des médiocres épaves saisies entre deux vertiges contradictoires : d’une part, le besoin de s’abandonner à une fatalité inexorable et cruelle ; de l’autre, le désir de surmonter tous les obstacles pour réaliser l’évasion suprême, que figurent ici l’argent, là l’amour (il est curieux à cet égard d’observer, chez ce réalisateur, un mélange incertain de vénération et de mépris pour la femme, à ses yeux symbole de grandeur sacrée et d’abjection…).
Certes, ces tendances sont informulées, comme peut l’être un art avant tout pictural. C’est par les cadrages, le montage, plus généralement par la photographie (d’une force suggestive saisissante) que nous ce cinéaste nous dépayse et nous envoûte. Dans son premier film, pareil pouvoir d’évocation était encore déparé par quelques vains morceaux de bravoure et aussi par des influences trop apparentes. Dans The Killing, rien- à travers la mise en scène, du moins- qui ne réponde à une nécessité interne. L’on ne relève ni exercices de style, ni formalisme : rien d’autre que l’expression d’un tempérament de cinéaste sans aucun doute le plus prometteur.

11/01/1957 La Libre Belgique