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Koen Mortier et Eurydice Gysel - Producteurs chez Czar

Publié le 15/12/2013 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

CCCP, fer de lance du renouveau flamand

On était allé dans les bureaux de CCCP Productions au moment de la sortie de Small Gods, l'incroyable premier film de Dimitri Karakatsanis. Près de dix ans plus tard, les lieux n'ont plus rien à voir. Grand open space de béton et de verre, il ne reste plus grand chose du brol et de la chaleur de l'ancien CCCP. On s'en étonne, mais pour Koen Mortier, l'un des deux producteurs de CCCP, « c'est notre ex-manager qui a créé tout ça. C'est pas pratique, c'est un peu chiant, ça nous correspond pas vraiment... » alors... « on l'a viré ! », dit-il en rigolant. Et c'est désormais Eurydice Gysel, l'autre bras droit de cette maison de production flamande qui gère tout. Coproducteur de Borgman d'Alex Van Warmerdam présenté en compétition officielle cette année à Cannes, partenaire du nouveau film d'Hélène Cattet et Bruno Forzani, L'étrange couleur des larmes de ton corps producteur des films de Koen Mortier et de quelques noms du cinéma d'auteur flamand (Wim Vandekeybus, les courts métrages de Michaël Roskam, le nouveau film de Pieter Van Hees, Waste Land actuellement en chantier...), CCCP est la figure de proue de la nouvelle vague flamande. Au début des années 2000, certains venaient de réaliser leur premier film, d'autres allaient se lancer. Les dix derniers années sont venus confirmer de nombreux talents : Felix Von Groeningen, Fien Troch, Caroline Strubbe, Geoffrey Enthoven, Michaël Roskam... À travers cette génération, c'est un cinéma d'auteur très personnel, percutant et talentueux, qui a surgi de ce côté. Et c'est la sortie et le succès d'Ex Drummer, le premier long métrage de Koen Mortier, qui avait officiellement lancé cette nouvelle vague. Dans le bureau d'Eurydice, sur un large canapé où traîne son chien, petite mascotte de la maison, petit tour des dix dernières années du cinéma flamand.

Cinergie : Vous êtes tous les deux producteurs à la fois chez CCCP, Epidemic et Czar. Quelles sont les différences entre ces trois maisons de production ?
Koen Mortier : C'est encore un peu difficile pour nous de nous y retrouver (rires). On a créé, avec CCCP, une maison de production consacrée à la fiction, pour des jeunes réalisateurs qui venaient de la pub mais qui voulaient commencer à faire leur film. Et puis, comme le marché a changé pendant la crise, et que c'est devenu très difficile pour les jeunes réalisateurs de trouver du boulot, nous nous sommes concentrer, avec Czar, sur la production dans le secteur publicitaire. Pour ce qui est d'Epidemic, c'est juste une histoire de nom... CCCP est un nom assez difficile à retenir. Lorsque nous étions sur des marchés pour défendre un projet, on nous prenait souvent pour une compagnie russe. Alors, nous avons décider de prendre ce nom,Epidemic, comme une sorte de « label ». Mais c'est encore plus confus maintenant ! Personne ne s'y retrouve ! Notre but est que, petit à petit, tout devienne Czar, qui s'occupe pour le moment surtout des productions télés.

 Koen Mortier et d'Eurydice Gysel, réalisateursCinergie : Qu'est-ce qui vous a poussé à créer CCCP en 2002 ?
K.M. : J'étais à l'époque l'un des partenaires du Czar et je voulais lancer une boîte de production consacrée uniquement à la fiction.
E.G. : De mon côté, j'avais commencé à travailler en 2000 chez Czar, dans la publicité. Et en 2005, nous avons décidé que j'allais produire ou aider à produire Ex Drummer. C'est comme ça qu'on a commencé à développer les fictions. J'ai arrêté de travailler pourCzar et la publicité en 2004, et à partir de là, je me suis mise en free lance pour la publicité. J'ai commencé à faire de la fiction avec Ex Drummer. Avec ce film de Koen, on a fait tout de suite beaucoup de festivals, des marchés de coproduction. Et avec son nouveau projet, nous étions à nouveau au Cinémart, le marché de la coproduction de Rotterdam, et tout est allé très vite. Nous avons en même temps décidé d'aider les réalisateurs qui travaillaient chez Czar quand ils voulaient réaliser des courts métrages de fiction, pour faire leurs dossiers ou soutenir leurs projets. C'est comme ça qu'on a produit le court métrage de Toon Aerts, Perfect drug, qui tourne maintenant dans de nombreux festivals. On rencontre des gens dont on aime bien le boulot, et on les soutient. Mais c'est surtout Koen le directeur artistique de la société. C'est surtout toi qui veut mettre une signature sur les films.
K.M. : Au début, je voulais créé la même chose qu'avec Czar : une boîte avec une vraie signature, qui réalise des films publicitaires très personnels, avec une véritable ambition artistique. C'est comme ça que c'est devenu une boîte de réalisateurs et non juste une boîte de producteur. Et c'est, je crois, l'une des grandes différences de Czar en Europe parce que d'autres boîtes européennes, comme Caviar, restent vraiment des boîtes de producteurs. C'est eux qui décident de tout, qui cherchent les réalisateurs. Donc je voulais créer la même chose dans le domaine de la fiction, former vraiment une équipe de réalisateurs qui s'entendent bien, sans forcément avoir les mêmes idées, mais avec des idées proches artistiquement, où chacun se comprend. C'est comme ça, par exemple, qu'on s'est retrouvé sur le projet d'Hélène Cattet et Bruno Forzani. J'avais vu Amer, je m'étais dit que j'aimerais bien travailler avec eux. De leurs côtés, ils avaient vu Ex Drummer et s'étaient dit la même chose. Du coup, on s'est rencontré. Avec Alex Van Warmerdam, ça s'est passé comme ça aussi. C'est le seul cinéaste d'auteur hollandais, il a un univers très personnel. C'était logique qu'il vienne vers nous et pour nous, c'était normal de l'aider à faire ses films. C'est ce qu'on aimerait continuer à développer. Mais c'est une piste difficile à suivre parce qu'on choisit vraiment les projets, les gens sur la base de leur scénario ou de leur film.

 Koen Mortier, réalisateurC. : La marque des productions de CCCP, est-ce cet esprit que l'on retrouve dans tes films, de grande virulence politique et d'expérimentations esthétiques ?
K.M. : C'est pas toujours le cas, non, cela dépend des réalisateurs. En ce moment, on travaille avec un Français, Bertrand Mandico, qui a fait 5 courts métrages très personnels. On a décidé de travailler ensemble sur un projet pour la télévision. Son travail n'a rien de politique, mais il a une vraie personnalité. C'est pour ça qu'il a sa place chez nous. Il a écrit 3 longs métrages que personne ne veut produire. Il m'intéresse parce qu'il fait de beaux films, il a une voix et il a un futur. Il ne fait pas du cinéma pour être cool, ou quoi que ce soit du même genre, mais parce que ça lui appartient, que ça vient de lui, de ses tripes. Si je suis beaucoup plus du côté politique et sociologique avec mes films, d'autres sont dans l'absurde, l'horreur. Je reçois beaucoup de scripts où l'on explique que c'est un film « à la Tarantino » avec « une touche d'Almodovar » etc. Pour nous, ça, ce n'est pas possible, c'est tout à fait inintéressant. Ce qui m'intéresse, c'est des personnalités fortes, des visions personnelles du cinéma. Gaspar Noé, ce n'est pas seulement un nom, c'est une vision. Lars Von Trier, c'est le cinéma qu'on aime, il a commencé avec une vision très personnelle et elle est toujours là. Même si c'est très dur d'aller à contre-courant, et qu'il faut se battre pour rester à contre-courant. Mais c'est ce qu'on recherche. Les gens qui viennent vers nous se battent aussi pour faire leur film, et c'est un système qui nous correspond bien. Par exemple, Alex a fait pas mal de films, mais ils ne sont pas faciles. Ce n'est pas du cinéma facile à consommer, c'est un style très personnel qu'il a depuis 30 ans. Même si son frère le produit et qu'il arrive à faire un film tous les deux ans, il doit toujours se battre pour chacun de ses projets.

C. : Comment financez-vous vos productions cinéma ? Est-ce que c'est le versant publicitaire qui permet d'être autonome ?
E.G. : La pub fait le cash flow, oui. Elle permet de développer les fictions et de faire les dossiers.
K.M.: On se retrouve très bien dans cette combinaison, c'est aussi là d'où l'on vient. Pour les réalisateurs, c'est un bon rythme d'arriver à faire un film tous les trois ou quatre ans tout en continuant à travailler sur des pubs. Et puis avec la pub, tu travailles partout dans le monde. On a l'habitude de travailler à l'étranger. Ça nous donne de la souplesse.

C. : Et vous cherchez aussi de l'argent auprès des télévisions ?
E.G. : C'est le but, oui. On est en train de développer des séries, mais en essayant toujours de garder cet esprit artistique, que ce soit des séries d'auteurs, avec des signatures et des projets internationaux. On vient de développer The White Queen, en collaboration avec Company Pictures, une maison de production anglaise qui travaille dans le domaine de la télévision. C'est une série de dix épisodes qui va sortir en Flandre en 2014. Elle est déjà sortie en Angleterre et aux Etats-Unis où ça a très bien marché. Et on va retravailler avec eux sur une série de six épisodes à partir de février, et une autre de huit épisodes.
K.M. : Quand Bertrand est venu avec son projet, son traitement de 11 épisodes, j'ai trouvé ça très intéressant. Puisqu'on travaille avec les télévisions maintenant, qu'on a des contacts en Angleterre, c'est quand même une très bonne position pour partir sur un projet très personnel. Je n'aime pas trop la télé, je ne la regarde jamais, ça ne m'intéresse pas du tout. Ça prend beaucoup de temps et, souvent, c'est pas terrible. Mais avec le projet de Bertrand, j'ai envie de faire un grand projet européen très personnel et différent.

C. : Depuis une dizaine d'années, le cinéma d'auteur flamand a réussi à émerger. On le doit en partie à votre travail. Au-delà de la question artistique, est-ce qu'il s'agit aussi d'une autre méthode de financement du cinéma qui a permis cette émergence ? En sortant d'un système de production majoritairement financé par la télévision ?
K.M. : Je crois que ça tient surtout à une philosophie. Avant Ex Drummer, c'était la période où tout le monde voulait faire des films différents, et rien n'était possible, personne n'osait faire des films punks, anarchistes ou des thrillers, des films d'horreur. Ça n'existait pas vraiment en Flandre, c'était souvent très classique, très chiant. Moi, j'ai fait mon court métrage il y a 15 ou 17 ans. Et puis, plus rien pendant très longtemps. Nous étions nombreux dans cette situation. On faisait des courts métrages, mais pas de longs, ça ne passait pas, on n'avait pas d'argent. Tout allait à des films plus commerciaux ou à des noms connus du milieu et pas à des cinéastes alternatifs. Et puis, Ex Drummer est allé loin, bien au-dessus de la ligne du cinéma soit disant underground. Alors, cette ligne a été repositionnée. C'est ça aussi qui a joué. Mais ça a beaucoup changé grâce à l'arrivée de Pierre Drouot, qui fait des choix soit-disant aux deux tiers artistiques, un tiers commercial. Mais tu dois savoir qu'à l'époque, au VAF, ils avaient détesté Ex Drummer.
d'Eurydice Gysel, réalisatriceE.G. : On n'a jamais eu d'argent du VAF. Ils ne nous ont apporté aucun support. C'est vraiment un montage financier avec les partenaires hollandais, français et anglais de 350.000 euros qui a permis de filmer et de monter le film. Et lorsqu'on a demandé le soutien du VAF pour la post-production, ils ont refusé. Quand on a porté plainte, on savait déjà qu'on était dans la compétition à Rotterdam. On avait déjà la distribution chez A-Films et Pierre nous a vraiment encouragés à porter plainte contre cette décision. J'ai ce sentiment aussi que beaucoup de choses ont changé avec Ex Drummer, mais c'est aussi le moment où Pierre Drouot est devenu le responsable du VAF. C'est la même période.
Je me souviens qu'Ex Drummer était à Rotterdam, puis nous étions à Toronto. L'année suivante, ou un an encore plus tard, Felix Van Groeningen était à Cannes... Maintenant, on finance nos films de manière classique, avec les aides du VAF, des coproductions en Hollande, en Wallonie, du tax shelter, mais c'est toujours limite. Moi, je ne peux pas vivre avec le cinéma que nous produisons. Tout est à la participation. C'est dur. On ne fait pas des projets qui peuvent amener du tax shelter très facilement. Il faut toujours se battre. Et même si ça circule, que ça marche bien dans les marchés de coproduction, que tout le monde est intéressé par nos réalisateurs et nos projets, dès qu'on doit monter ou augmenter le montant reçu des fonds, ça devient plus compliqué, ils veulent être sûrs d'avoir un public, s'assurer que ça peut marcher. J'ai l'impression que même les fonds veulent s'assurer qu'il y aura un public dans les salles. On n'a d'ailleurs jamais eu d'aide du programme MEDIA ! (rires)
K.M. : On n'est pas assez commercial !
E.G. : Sans doute.

C. : Est-ce qu'il n'y a pas deux cinémas flamands ? Vraiment deux courants très différents, entre ce cinéma très mainstream, tout droit sorti des produits télévisuels, et un vrai cinéma d'auteur ? Sans réel juste milieu - à part Felix Van Groeningen peut-être ?

K.M. : Mais nous, c'est les Wallons, tu sais, qui nous influencent ! En termes de cinéma, on est beaucoup plus Wallons que Flamands dans notre cinéma. Même chose pour Fien Troch ou Caroline Strubbe... Et puis, le cinéma mainstream, moi, je ne sais même pas ce que cela veut dire. 22 mai, pour moi, c'était un film mainstream. Sauf que ça ne l'est pas ! Ce que je veux dire par là, c'est que je ne comprends pas ce que ça veut dire, « mainstream », je ne sais pas ce que c'est, ça ne m'intéresse pas. Ce n'est même pas volontaire de ma part, c'est comme ça, ça ne m'intéresse pas, c'est comme un bouquin pour enfant avec des grosses lettres et une phrase voilà. Ça m'intéresse pas. On ne fait pas du mainstream parce qu'on n'en a pas envie, mais surtout parce qu'on ne comprend pas ce cinéma. Et parce qu'on veut faire des trucs qu'on aime !
E.G. : Oui, c'est surtout ça, je crois. Pour moi, quand tu fais du cinéma, c'est déjà tellement de travail ! Cela fait des années que tu travailles avec certaines personnes pour développer un projet, le filmer, le monter. Ce qui est important, c'est d'aimer ce qu'on fait, ce film qu'on est en train de faire, ce scénario, ce qui est derrière. Alors, on sait pourquoi on se bat. Si c'est quelque chose que beaucoup de gens font, quelque chose qui peut marcher parce que n'importe quel réalisateur peut s'en saisir, je ne veux pas le faire... Je ne veux pas faire les choses de manière automatique, comme une caissière dans un supermarché, comme un travailleur à la chaîne. Je dois sentir l'émotion dans le film et l'importance qu'il a pour moi.
K.M. : C'est pour ça qu'on a besoin de personnalités. Kenneth Mercken, c'est un ancien coureur cycliste de la fin des années 90. Il n'avait jamais fait de cinéma et là, il va prendre des cours, le plus vieux des étudiants ! Dans son scénario, Coureur, une sorte d'autobiographie fictionnelle autour du monde du cyclisme et de la question du dopage, tu sens sa manière d'être différent, de percevoir le monde, de se positionner. C'est très beau, c'est très riche.

 Koen Mortier et d'Eurydice Gysel, réalisateursC. : Quels sont vos autres projets en cours ?
K.M. : On vient de terminer le film de Pieter Van Hees, Waste Land.

E.G. : On a travaillé avec Versus parce qu'avec Jérémie Rénier dans le rôle principal, le film prend une tournure francophone. Et c'est O'Brother qui sortira le film.
K.M : Et puis Jacques-Henri Bronckart est un peu dans la même lignée que nous, il a construit une vraie équipe de réalisateurs, il a aussi cette idée de l'auteur qu'on aime beaucoup. J'ai un projet de film francophone avec lui que je voudrais qu'il produise, une adaptation du livre de Dimitri Verhulst sur la mort du coureur cycliste Frank Vandenbroucke. Il est mort en 2009 dans les bras d'une prostituée au Sénégal. Je voudrais vraiment aller filmer ça là-bas. Le film est en développement pour le moment.
E.G. : Il y a aussi ton film, Haunted, basé sur le livre de Chuck Palahniuk. On attend des nouvelles des financiers américains, mais on cherche ici aussi des financiers pour pouvoir tourner une partie du film ici.
K.M. : Oui, on veut rester décideurs sur ce projet, ne pas le perdre. Comme c'est un livre de Chuck Palahniuk, c'est beaucoup plus facile de produire avec eux. On tournerait une partie en studio ici, et le reste là-bas. Pour le moment, le scénario et le script sont faits. Un producteur américain a acheté les droits, mais je suis en train de voir en terme de financement qui donne quoi. À partir du moment où le budget est fait, on va à la recherche des acteurs. Quand je l'ai écrit, je voulais (et je veux encore) Vincent Gallo. J'ai pensé à Patricia Arquette dans un des rôles. John Hurt aussi, mais ça va être difficile...et Sacha Grey.

C. : Oh la la ! C'est tout le cinéma dissident américain des années 80-90 !
E.G. : (rires)
K.M. : Oui !

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