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Pas son genre de Lucas Belvaux

Publié le 01/05/2014 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Après notre visite sur le tournage de "Pas son genre", Cinergie rencontre une nouvelle fois Lucas Belvaux afin d'approfondir avec lui cette histoire d'amour rassemblant deux personnages que tout oppose. Une coiffeuse arageoise lumineuse et pleine de vie et son "chaton",  un philosophe parisien intellectuel et solitaire.

 

« En pédagogie des arts, il y a des grands principes généraux et généreux, réduire les inégalités, 
révéler chez les enfants d'autres qualités d'intuition, de sensibilité, développer l'esprit critique... »
Alain Bergala (1)

Pas son genre, le dixième film de Lucas Belvaux a, comme ligne rouge baiser, un couple qui vit une histoire d'amour du présent au passé par la réminiscence (chacun est issu de classes sociales différentes) et d'un présent qui anticipe l'a-venir (dans la spontanéité de l'imagination : elle et pas lui). Comme la plupart des films de Lucas Belvaux, Pas son genrejoue sur la durée du présent actif. Elle est incertaine pour Clément et pour Jennifer dans la cohérence de l'altérité, de l'un avec l'autre.
Nous avons rencontré Lucas Belvaux serein, avec un verre d'eau, assis dans le parc d'un hôtel bruxellois.

Questions - réponses

Cinergie : Clément est un mec coincé tandis que Jennifer est vibrante. Il est rigide par rapport à ce qu'il ressent, en même temps, il est généreux dans la transmission de ses connaissances.
Lucas Belvaux : Que ce soit un très bon pédagogue, c'est certain ! On le voit dans ses cours et avec Jennifer. Quand Clément explique Kant à Jennifer, elle comprend très bien. Et quand elle lit le livre, elle ne comprend rien, elle le lui dit et Kant la fait rire – mais moi non plus je ne pige rien à ces énormes livres. Ce n'est pas cela qui est important parce que lorsque Clément le lui explique, elle voit très bien où il veut en venir. C'est un bon pédagogue parce qu'il est généreux.
Je pense que la pédagogie a beaucoup à voir avec la générosité. J'ai connu un très grand pédagogue du cinéma, quelqu'un qui n'a jamais réussi à choisir entre la pédagogie et la réalisation (il a cependant fait plusieurs films)... Il a toujours voulu concilier les deux à part égale. C’est Alain Bergala, pour le citer. Bergala est un homme passionné par la transmission. Elle lui importe au plus haut point. Il adore enseigner. Il m'a appris beaucoup lorsque j'ai travaillé avec lui comme acteur sur Incognito. Le fait que je fasse des films doit beaucoup à mes rencontres avec Bergala et à sa manière de transmettre ses expériences. Dans le personnage de Clément, il y a de cela … Cette envie de partager son savoir pas du tout dans un but académique, mais dans une pédagogie qui met en évidence la créativité de chacun. Il s'agit d'élever les gens, de les rendre curieux, de les ouvrir vers la connaissance.

C. : Le livre écrit par Clément s'appelle De l'amour et du hasard. On comprend mieux pourquoi Jennifer se fâche.

Lucas Belvaux, réalisateurL.B. : Oui et non. Elle se fâche surtout parce qu'elle considère qu'il ne l'a pas jugée digne d'intérêt. Elle se dit qu'elle ne valait pas assez à ses yeux pour qu'il lui fasse lire son livre. C'est un affront terrible. Il ne partage qu'une partie de lui-même. Elle pense qu'il la prend pour un plan cul. Je crois que Jennifer se trompe à ce moment-là. Elle a une mauvaise lecture de la situation. Il ne lui a pas parlé de son livre pour ne pas passer pour un pédant ou un prétentieux. C'est donc un malentendu. Sur la dernière scène, lorsqu'il ne la présente pas à sa collègue enseignante au carnaval d'Arras, par contre, elle ne se trompe pas. Mais sur le livre, elle se trompe.

C. : Ils sont tous deux généreux, c'est ce qui les rassemble, mais différemment...
L.B. : Oui, Jennifer est d'une générosité extrême... Elle est plus que cela, elle est d'une grande dignité qui s'inscrit dans l'image qu'elle a d'elle-même. Dans la façon qu'elle a de se construire au jour le jour, elle ne baisse jamais les bras, mais d'une autre façon que lui. Clément ne se laisse jamais aller dans les sentiments. Il ne sait pas danser... C'est quelqu'un qui est retenu dans son corps et dans ses sentiments. Jennifer est plus impulsive, mais surtout elle ne se laisse jamais abattre. C'est un personnage debout, tout le temps. Elle a décidé qu'elle serait heureuse quoi qu'il lui arrive. Quand le bonheur passe, il faut le prendre et cela ne sert à rien de se plaindre. C'est un personnage digne. Jennifer est quelqu'un pour qui le bonheur se construit et ne s'attend pas.

C. : D'où la très belle scène sur la plage devant la mer du nord, où elle est a côté de son amant. Elle lui dit qu'elle est heureuse, sereine. Est-ce que Clément partage ce bonheur ? Comment as-tu réalisé cette scène ?
L.B. : C'est toujours le même problème : Où se met-on pour que cela raconte et visualise le mieux la situation qu'incarne les deux personnages ? Je dirais, pas loin des acteurs, et il faut leur laisser le temps de jouer, laisser monter le sentiment… La scène sur la plage commence par un long travelling où ils ne se disent rien et puis, la discussion s'engage à la fois dans le temps et l'espace. Il faut les filmer où ils sont et rendre visible le temps qui passe. Il faut trouver le bon équilibre, le bon tempo. Après, sur ce qu'ils se disent, je crois qu'il ne peut pas vraiment la comprendre. Il n’est pas dans ce genre de pensée. Lorsqu'elle lui dit : « On dit que dans un couple, il y en a toujours un qui aime plus que l'autre, qu'en penses-tu ? », il n'en pense rien. Il est très loin de ça. Il ne se pose pas ces questions-là. Il est soumis à son surmoi, à son fardeau culturel. Il est contraint par son milieu, par sa culture... Il ne vit plus ses pulsions, son corps. Il est dans la retenue et dans la contrainte.

C. : La fracture sociale me paraît moins culturelle que sociale. Jennifer est intelligente et s'intéresse à beaucoup de choses, aux livres, au cinéma.

Lucas Belvaux, réalisateurL.B. : Je pense que c'est autant une fracture culturelle que sociale. Jennifer comprend l'importance des études qu'elle a dédaignées. Elle le dit à sa baby-sitter. Si Clément risque de la quitter, ce n'est pas parce qu'il est un dragueur, ni pour un question d'intelligence… puisqu'elle est intelligente. Elle se rend compte que c'est là-dessus que ça coince... Effectivement, elle lit d'une façon ouverte et intelligente, mais en même temps, elle ne lit pas comme lui. Elle s'intéresse aux histoires, et pour lui, les histoires, c'est seulement un instrument. Quand elle lui parle de cinéma, elle sent bien que cela ne l'intéresse pas, c'est juste pour lui offrir des gages qu'il lui répond.
Les chansons ne l'intéressent pas beaucoup non plus. Il ne lui dit pas ce qu'il aime en musique : une musique savante, l'opéra contemporain, sans doute. C'est là que la fracture est donc aussi culturelle. Finalement, ils n'ont sans doute pas grand-chose à se dire au-delà de « je t'aime », mais lui ne le dit jamais.
Aujourd'hui, la fracture sociale se traduit par une fracture culturelle. On se rend compte que « intello » est presque devenu une insulte... Il y a une sorte de rejet de la culture, même si les expositions remplissent les salles des Musées. La culture est devenue un marqueur social bien plus qu'avant. Avant, la culture était faite pour réunir, maintenant, elle coince. Toute la gauche - et surtout le parti communiste-, défendait Picasso ! Il y avait une éducation populaire très active. On se tournait vers la culture pour avancer. Trotsky a écrit tout un livre sur ce sujet. À cette époque-là, la culture pouvait dépasser les classes sociales. Aujourd'hui, soit on revendique son goût pour la culture, soit on est à contre-courant et on la repousse.

C. : Tu as raison. La culture a permis à Truffaut de se construire au lieu de sombrer dans la délinquance tout en écoutant un autre grand pédagogue, André Bazin. Ces gens ne faisaient pas de la publicité pour vendre le cinéma comme un produit de consommation, ils essayaient d'en distribuer la richesse.
L. B. : C'est terrible, parce que c'est le symptôme d'une époque qui vire lentement vers les extrêmes et nous rappelle d'autres époques de crises.

C. : Ce qui m'intrigue, c'est la non relation de Clément avec l'enfant de Jennifer...
L.B. : Il ne veut surtout pas le rencontrer. Chaque fois que Jennifer le lui propose, il opère un recul stratégique. Il ne veut pas de cet enfant parce qu'il refuse de s'engager. Le voir et lui parler consiste à obtenir un lien affectif potentiel. C'est plus facile de quitter une femme seule que lorsqu'elle a un enfant. Clément refuse une expérience de couple à long terme. Il a un problème avec l'engagement amoureux. On le voit au début lorsqu'il rencontre une ex. Il ne peut pas imaginer l'amour au-delà d'une durée d'un an ou deux maximum.
Mais il est vrai que Jennifer fait tout pour que Clément rencontre son fils. C'est une manière de fixer leur amour. Divorcée, elle vit et forme avec son fils un couple. Il est (et va) redevenir l'unique objet de son attention pendant un certain temps.

C. : Jennifer est « kantienne sans le savoir » lui dit Clément (2). Elle s'intéresse à l'autre, au visage de l'autre lorsqu’elle pratique son métier de coiffeuse. Pour le rendre plus beau.
Lucas Belvaux, réalisateurL. B. : Oui, oui, elle dit que c'est une vocation d'être coiffeuse. J'aime lorsque les gens parlent de leur travail, comme dans mon film La raison du plus faible. Le travail me passionne, quel qu’il soit. J'avais envie que par rapport à Clément – pour qui le travail est une servitude –on ait en face de lui quelqu'un qui revendique ce travail manuel. Pour Jennifer, la coiffure a un sens social, humain et intime. C'est un beau travail dans lequel on touche les gens.
J'ai eu une grand-mère qui était coiffeuse. Elle aimait son travail. Jennifer me touche aussi pour cela. Elle y prend plaisir. Elle ne va pas au boulot en traînant les pieds. Elle y va en courant et en riant.

C. : Avant, tu utilisais plutôt du jazz. Dans Pas son genretu utilises la musique classique et des chansons de variété pour le Karaoké auquel participe Jennifer et ses amies.
L.B. : Oui, parce que le film est une romance. Ce n'est pas vraiment de la musique classique, c'est d'inspiration classique. Frédéric Vercheval, un musicien belge, a composé ces pièces pour piano et contrebasse. Pour moi, c'était un peu l'univers de Clément : quelque chose d'assez beau, de mélodieux et d'assez chiant. C'est aussi une sorte de marqueur social. Tout le monde n'écoute pas Bach à la maison ! Lui, il l'écoute parce que c'est beau et savant au niveau de l'harmonie. Les musiques ont une fonction dramatique. Elles ne sont pas faites pour habiller les images. Si on s'en sert comme bouche-trou, c'est triste.
Et puis, il y a les chansons qui font partie du personnage de Jennifer. Ce sont celles qu'elle aime et qu'elle utilise pour le karaoké. Elle les étudie sérieusement avant, elle se fait belle et les chante avec ses copines. Ce sont des chansons très élaborées et très compliquées.
Enfin, il y a la musique qui les suit lorsqu'ils sont d'heureux amoureux, une musique proche de la comédie musicale à la Jacques Demy. Quelque chose de très léger qui accompagne leurs pas.

C. : Ton film a-t-il une fin ouverte ?
L.B.: Oui, il y a plusieurs possibilités. Mais vu le personnage de Jennifer, l'angle se rétrécit… Mais tout reste possible.


(1) « La formation du goût, qui seule permet de prendre quelque recul sur les mauvais films, est aujourd'hui le problème numéro un. C'est la rencontre d'autres films et leur fréquentation permanente qui est aujourd'hui la meilleure riposte contre la puissance de tir du cinéma pop-corn ».

L'Hypothèse cinéma, d'Alain Bergala, Petite bibliothèque des Cahiers du Cinéma.

(2) Ce qui est intéressant, c’est de constater que Clément est kantien en le sachant. En effet, Emmanuel Kant considérait que la tyrannie de sa propre nature pulsionnelle est égale à celle du paternalisme de Dieu. Peter Sloterdijk a cette phrase emblématique : « La passion de Kant consiste à ramener les passions des proportions civiles ». Profitons-en pour ajouter, au risque d'être ringard, c'est-à-dire classique pour les curieux – que sur le goût comme jugement esthétique, Kant est d'une clarté olympienne dans la Critique de la faculté de juger, Livre 1, « Premier moment du jugement du goût considéré selon la qualité », éditions poche Garnier Flammarion.


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