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Des hommes de Lucas Belvaux

Publié le 26/08/2021 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

De la nature humaine...

Rares sont les films comme Le Petit Soldat de Godard, les deux premiers films d’Alain Cavalier ou Muriel d’Alain Resnais à avoir été tourné pendant la guerre d’Algérie du point de vue français. Et ils ne s’y situaient pas - et pour cause. Plus tard, dès le début des années 70, René Vautier avec Avoir vingt ans dans les Aurès qui fera date et Yves Boisset avec R. A. S sont allés planter leur caméra en Algérie du côté des militaires français pour raconter les engrenages de l’horreur. Et pui, d’autres films suivront, documentaires, fictions, jusqu’à la mise en image du livre d’Henri Alleg, La Question par Laurent Heynemann.

Depuis les années 2000, les films se multiplient et nombreux sont ceux qui évoquent les traumatismes de cette guerre que la France n’a toujours pas élucidés. Alors, on se demande un peu quelle mouche a bien pu piquer Lucas Belvaux pour qu’il s’attaque lui aussi à ce pan délicat de l’histoire française et de son inconscient collectif en allant adapter le roman Des hommes  de Laurent Mauvignier au cinéma. Était-ce la suite logique de son film précédent, Chez nous, qui racontait les rouages de l’extrême droite dans une petite ville du nord de la France ?

Des Hommes de Lucas Belvaux

Cinéaste aguerri qui jongle avec les genres et dissèque l’âme humaine à coup de scalpels sociologiques et philosophiques, Belvaux connaît son métier et continue à l’explorer. À chaque film, il se frotte aux sombres réalités de notre monde pour s’en faire le scribe vigilant. Intransigeant avec les violences qui traversent notre époque, délicat avec les tourments du cœur humain, son cinéma est moraliste, au sens où il y est question non pas de morale, mais de vertu. Et chaque film tente une nouvelle expérience. Polar, fresque, comédie, roman d’éducation sentimentale, chronique, film noir…., Belvaux aime les genres (littéraires) et s’y risque avec ambition et talent.

 

Des hommes, son nouveau long-métrage, est un film intéressant à bien des égards, mais on n’en saisit pas vraiment la nécessité. Sauf à nous raconter encore une fois ce que l’on sait, ce qu’on a pu lire, ce qui s’est déjà tourné depuis de nombreuses années sur ce sujet. Et c’est bien, puisque la chape de silence qui tient en respect cet épisode atroce de l’histoire française reste toujours à fissurer.

 

Le film commence sur un feu de bois en gros plan qui crépite. Feu-de-bois, c’est d’ailleurs le nom du personnage incarné par Gérard Depardieu. Il s’ouvre sur ce plan de braises qui continuent à brûler dans la nuit, qui se teinte de rouge et se couvre de cendres. Et en effet, le feu couve toujours sous la cendre. Mais Feu-de-Bois n’a pas toujours été en feu. Fut un temps lointain où il s’appelait Bernard. Dans ce temps lointain où il avait 20 ans, il a fait la guerre d’Algérie, avec d’autres, avec son cousin Rabut, qu’il retrouve partout, qu’il le veuille ou non, avec son camarade Février… Mais comment Bernard est-il devenu cet homme énorme, gigantesque, brutal, que le cinéaste filme comme une bête rugissante et grondante, au bord de l’explosion ? C’est ce chemin, cette délicate question que le film va venir déployer, peut-être un peu mécaniquement.

 

Des hommes de Lucas Belvaux

 

La vraie richesse du film, son audace, c’est ce procédé plutôt inattendu et très littéraire qu’utilise Belvaux en faisant entendre un chœur de voix off qui se tissent les unes aux autres, un procédé désormais peu employé au cinéma mais dont nombre de réalisateurs américains ont fait leur délice – et notamment Mankiewicz, cinéaste “littéraire” lui aussi, chez qui toutes les intrigues ou presque se nouent sur cette question du dire ou de ne pas dire, sur la tension entre parole et silence.
Voix intérieures digressives, narratives, explicatives, les voix des personnages ici se parlent, se répondent, se racontent au-dessus des images, au-dessus de la narration. Comme un chœur de fantômes. La voix du soldat jeune se coud à celle du soldat aujourd’hui. Les temps se brouillent, les époques se mélangent, le passé affleure dans le présent ou l’inverse. Les témoignages se nouent, les points de vue se diffractent et les vérités se brisent. Car les guerres sont partout : celles d’aujourd’hui contre les Arabes trouvent leur source dans celles d’hier, là-bas où d’autres amis ont été abattus, et dans d’autres plus anciennes encore. Verdun et les tirailleurs venus des colonies. L’Allemagne nazie et son occupation, ses résistants, ses collabos. Toutes les guerres se mêlent, se tissent elles aussi, reviennent dans le présent par éclats, souvenirs, ébauches de récits. Alors, il n’y a plus qu’une grande guerre, longue et continue, avec son lot de vengeances, de traumatismes, de rebonds. Il n’y a plus qu’un seul temps, celui des âmes blessées et tiraillées, des jeunes gens foutus à jamais, de l’impossibilité d’oublier. 

Ne reste donc que la guerre – l’état d’exception serait donc la paix - et ce titre. Qui résonne comme un traité philosophique ou le « De natura rerum » de Lucrèce… De l’essence des hommes ? Ou s’agit-il de ces hommes-là ? Ces hommes qui eurent un jour vingt ans et que la guerre aura broyés à tout jamais, les enfermant dans ce silence que seules les voix intérieures peuvent désormais briser ? Et ça finira donc mal. À l’heure où l’aube se lève, avec les lâches pour témoins, entre la nuit et le jour. Dans le gris de l’âme humaine.

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