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Elles font des films, Sophie Bruneau et Géraldine Doignon

Publié le 02/07/2018 par Bertrand Gevart et Fred Arends / Catégorie: Entrevue

Entretien avec Sophie Bruneau et Géraldine Doignon

Au dernier festival Elles Tournent s'est tenu un forum sur la place des femmes dans le cinéma en Belgique. De plus en plus présentes dans les écoles de cinéma, les femmes se retrouvent pourtant beaucoup moins dans le milieu professionnel. Si certaines lignes bougent, il reste cependant beaucoup à inventer et transformer pour que les femmes soient reconnues, notamment dans les métiers dits techniques encore trop souvent aux seules mains des hommes. Créé en 2017, le collectif Elles font des films se veut une plateforme de réflexion et d'action ainsi que de propositions pour tenter de promouvoir et d'améliorer la présence des femmes dans l'ensemble des professions liées au cinéma.

Afin de participer à cette dynamique, Cinergie proposera, à partir de la rentrée prochaine, des portraits réguliers de réalisatrices, scénaristes, chef opératrice, monteuse, etc.

Pour nous parler de cette problématique, nous avons rencontré les réalisatrices Sophie Bruneau et Géraldine Doignon, fondatrices et membres du collectif Elles font des films.

Cinergie : Pourquoi Elles font des films ?
Sophie Bruneau : En fait, nous sommes ignorantes de notre propre histoire, si l'on considère l'histoire des femmes. Il y a un vrai travail à faire pour révéler cette histoire, faire apparaître les réalisatrices, valoriser leur travail et parvenir, par une série de leviers, à les faire exister. Elles sont là, mais on a comme « organisé » leur invisibilité.

C: Vous dites qu'on a organisé leur invisibilité. Ça voudrait dire d'une façon presque consciente ?
S.B. : Bien sûr. À force de naturaliser, on ne voit plus cette invisibilité. C'est une forme de sexisme tellement intégré que l'on participe à notre propre aliénation. C'est là aussi qu'il faut détricoter et cela doit aller au-delà des belles paroles. Il faut aussi voir comment on parle, comment on agit, de là où on est. Par exemple, je suis professeur à l'INSAS, Géraldine à l'IAD. Quand je suis arrivée il y a neuf ans en réalisation, j'ai constaté que j'étais la seule femme en « pratique documentaire - réalisation ». Il n'y avait aucune femme en fiction. Il faut déjà constater cela. Or, depuis que j'y suis, la moitié des étudiants sont des étudiantes. C'est constater qu'il y a une domination masculine, dans la section Image, dans la section Son, il n'y a aucune femme, dans la section montage c'est moitié-moitié et dans la section réalisation, j'étais la seule. Il y a aussi Yaël André depuis 3 ans. Elle a fait remonter à elle seule de 50% le quota des réalisatrices à l'INSAS !

Par ailleurs, c'est aussi être vigilante sur ce qu'on montre aux étudiants, de montrer aussi des films de femmes. Et cela demande une démarche plus volontaire.

Géraldine Doignon : Les étudiantes n'ont quasi que des professeurs masculins blancs et dans leur cours de l'histoire du cinéma, elles n'entendent parler que de réalisateurs blancs. Il y a donc une réhabilitation à faire sur le passé et aujourd'hui. Que leur enseigne-t-on ? Quels films leur montre-t-on ? En tant que professeur, il y a une vraie responsabilité à prendre. Le problème n'est pas l'envie de faire ce métier, il y a des étudiantes en réalisation, la parité est quasi la même si ce n'est pas une parité parfaite, par exemple, à l'IAD elles sont 30% en réalisation.
S.B. : À l'INSAS, on est plus proche de la parité car il y a une réelle attention à cet aspect dès l'examen d'entrée. On essaie donc d'avoir une parité à la « source ».
G.D. : Donc les jeunes femmes ont envie de faire ce métier, mais elles constatent le manque de diversité, de professeurs femmes et elles en souffrent. 

C. : Mais cette question de la diversité ne dépasse-t-elle pas la question du genre ? Cela interroge aussi le fait d'avoir des professeurs de couleur, des professeurs qui sortent du modèle hétéro-patriarcal ?
G.D. : Bien entendu, il ne s'agit pas que de la diversité genrée.
S.B. : La discrimination ne se fait pas uniquement via le critère de genre, mais il se fait qu'il s'agit d'un critère dominant quand on sait que la population mondiale est composée de moitié d'hommes et moitié de femmes et que l'ensemble des organisations sociales sont basées sur la séparation des sexes. C'est là aussi qu'il faut questionner nos modes de pensée, nos modes de fonctionnement et le « vivre ensemble » à partir du critère de genre qui est fondamental.

C. : Il y a eu la fameuse photo de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui ne représentait quasi que des réalisateurs masculins, il y a eu l'étude en 2016 de Engender et Elles Tournent... Comment les pouvoirs publics ont-ils réagi ? Proposent-ils quelque chose ou est-ce vous qui devez prendre les choses en main ? Quelle est la dynamique entre les pouvoirs subsidiants, les institutions, un festival comme Elles Tournent et vous, artistes ? S.B. : Là, tu ouvres une boîte de Pandore. Il faut dire que ce rapport de domination qui se situe à tous les niveaux, en termes de formation, de représentation et de réalisation, il évoque simplement une chose que l'on retrouve dans l'ensemble des cadres : il s'agit vraiment d'un problème structurel. Quand on voit qu'il faut des quotas, c'est-à-dire des leviers volontaristes, pour qu'il y ait parité dans la représentation politique, on se rend compte que l'égalité n'est pas « naturelle ». Il faut la créer et l'organiser.

C: Et justement que pensez-vous des quotas ?
S.B. : Pour moi, cela relevait plus de la culture anglo-saxonne et nous, nous sommes moins habituées à ce type de mesure pour favoriser l'égalité, mais je suis persuadée aujourd'hui que sans les quotas, nous n'arriverons pas à faire bouger les lignes. Il y a un tel ancrage des rapports des dominations que nous l'avons intégré. Nous nous sommes habituées. Et il y a beaucoup à transformer pour y arriver. Comme je le disais, il faut revisiter l'Histoire et la redécouvrir : comme mettre en avant l'importance des femmes dans les studios de Hollywood avant les années 30' ! À part Alice Guy, personne n'arrive à citer un nom de réalisatrice ou de technicienne, or elles étaient nombreuses à ce moment-là. C'est comme les 500.000 femmes qui ont participé au front russe lors de la Seconde Guerre mondiale, elles ont disparu de l'histoire !! Et cette ignorance s'est faite aussi par les femmes car après la guerre, elles reviennent aux attentes, aux rôles sociaux sexués considérés comme immuables. Cela nous ramène au fait que cette domination est tellement présente depuis longtemps que la remettre en question nécessite un boulot dont on n'imagine pas la portée. S'il n'y a pas de politique volontariste, on continuera de participer à un système qui favorise les inégalités.
G.D. : Concernant les quotas, personnellement, je prendrais comme modèle ce qui a été fait en Suède par Anna Serner, directrice du Swedish Film Institute. Elle a très vite mis en place des initiatives et, en quelques années, les objectifs ont été atteints dont celui de la parité. Aujourd'hui, la distribution d'argent public se fait paritairement sur les projets d'hommes et de femmes. Elle a aussi implanté quelque chose d'important qui est de lutter contre les préjugés sexistes aussi bien chez les hommes que chez les femmes, de former le personnel du Swedish Film Institute, les employés, les gens des commissions qui attribuent les budgets, etc. Il s'agit vraiment d'être attentif, d'encourager les dépôts de dossiers mais aussi les subventions. Et il ne s'agit pas non plus de discrimination positive. C'est vraiment une volonté politique à ce qu'il y ait autant de femmes qui déposent des projets et autant de femmes qui soient aidées. C'est proactif, constructif et assumé.
S.B. : Oui et au-delà du constat, il faut voir ce qu'on met en place pour transformer cette inégalité pérenne. On peut veiller à former des scénaristes femmes et hommes, on veille à ce que dans les écoles il y ait des hommes et des femmes, on peut inscrire dans le cahier des charges de la télévision publique qu'il y ait une représentation des femmes dans les contenus et qu'elles ne soient pas seulement le faire-valoir des hommes, qu'elles ne soient pas réduites dans leur représentation.

G.D.
 : En Belgique, il y a moyen d'agir en sensibilisant, en formant justement à ces questions de représentation qui perpétuent des images typées et figées.
S.B. : Oui c'est très important. Notre métier est aussi d'alimenter l'imaginaire, les imaginaires. Et c'est énorme. Cette photo pour les 50 ans de la Fédération Wallonie-Bruxelles a agi comme un déclic ; de se dire que sur 46 personnes, il y a 41 hommes, ça fait aussi notre imaginaire. Alors qu'en une semaine, on arrive à faire une contre-photo où il y a 50 femmes qui sautent en l'air, en disant : « On existe ! » Donc, ce n'est pas rien cette construction d'un imaginaire collectif.
Tout comme les petites filles ont très peu de modèles d' "héroïnes" auxquelles s'identifier et qui participent pourtant à leur construction, le cinéma qui fonctionne aussi sur le processus d'identification, est également pauvre en modèles valorisants pour les femmes. Mais pour citer un contre-exemple, les personnages féminins dans la série Le Bureau des légendes sont tous formidables. Les femmes y son traitées à l'égal des hommes, elles vont aussi au front, elles y sont aussi courageuses, elles y sont aussi lâches, elles sont dans des rapports d'action, dans des mises en danger. Et c'est assez rare de voir cela.

C. : Le format série ne privilégie-t-il pas ces possibilités de représentations diversifiées ?
G.D.:
Peut-être les femmes sont elles plus présentes à l'écriture.

S.B. : Enfin tout dépend des séries. Quand tu vois Prison Break, par exemple...
G.D. : Les séries américaines sont très fortes dans la représentation de minorités. Le fait de mettre un indien, un noir, une femme est aussi une façon d'élargir le public. En même temps, c'est assez malin de penser comme ça, car il s'agit de la représentation de la société.

C: En 2017, Moonlight (Barry Jenkins) gagnait l'Oscar du meilleur film avec un personnage noir et homosexuel. Est-ce que le cinéma belge serait si en retard pour ne pas oser mettre plus en scène des minorités ?
G.D. : Il manque sans doute de diversité d'entrée de jeu, dans les premières phases de création d'un projet.
S.B. : Ce que tu pointes, c'est l'absence des marges. Et c'est étonnant la façon dont on parle des femmes comme une minorité discriminée.
G.D. : Et comme le dit Christiane Taubira, le féminisme est un humanisme. Il concerne tout le monde. On parle d'une société plus égalitaire pour les femmes et pour les hommes.

C. : Quelle serait la place des hommes dans cette dynamique, en tant qu'alliés ?
S.B.
 : Tout mouvement qui se conçoit de manière positive ne peut qu'embarquer tous ceux qui sont sensibles à la problématique, à l'émancipation et à la transformation politique.

C. : Quels sont les retours de hommes sur l'initiative Elles font des films ?
G.D. : Il y a beaucoup de solidarité. Pas mal de collègues réalisateurs nous soutiennent.

C. : Comment ?
G.D. 
: Par exemple sur les réseaux sociaux, ils ont partagé la photo des réalisatrices mais c'est sûr que nous souhaitons intégrer les hommes. Le collectif Elles font des films existe et a un nom depuis peu et nous avançons petit à petit.
S.B. : Evidemment que ce projet n'est pas du tout dans la séparation, la division, la clôture. Comme dans toute stratégie de mouvement, de collectif, il faut d'abord penser sa position, puis s'ouvrir et prendre avec nous toutes les énergies pour changer les choses, l'émancipation des femmes participant à celles des hommes.

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