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Jean-Pierre & Luc Dardenne │ Seraing de Thierry Roche et Guy Jungblut

Publié le 04/05/2021 par Nastasja Caneve / Catégorie: Livre & Publication

Quitter la Chatqueue, traverser les rues devenues grises, mornes, sales, abîmées par le temps, les luttes, la résignation, les façades en lambeaux, prendre le pont de Seraing, passer devant l’Enfer de Sclessin, longer la Meuse, ligne droite vers Liège, vers la grande ville en laissant derrière moi ce château de rouille, envahi par les ronces, hanté par les roulements sourds des chariots, reposant sur des braises encore chaudes. J’ai grandi là-bas, là où mes grands-parents paternels ont débarqué après la guerre, là où ils ont trimé, là où ils s’éteignent à petit feu, comme cette flamme bleue, celle du dragon de mes souvenirs d’enfant à la lisière de la ville.

Seraing © Guy Jungblut

 

C’est dans cette ville, Seraing, que l’anthropologue et professeur en Études cinématographiques à l’université Aix-Marseille, Thierry Roche, et le photographe, professeur, galeriste et éditeur Guy Jungblut ont posé leur valise à plusieurs reprises, entre 2016 et 2019. Le premier écrit, le second photographie. Cet ouvrage constitue leur deuxième collaboration pour la collection Cinéma/Paysage des Éditions Yellow Now dirigées par Guy Jungblut. Pour leur premier ouvrage, les deux hommes avaient arpenté la ville de Ferrare et le cinéma d’Antonioni. L’idée est la même pour cette deuxième collaboration : faire exister un cinéma et une ville, tenter de définir les liens qui les unissent. C’est le cinéma des frères Dardenne qui sera convoqué ici, deux cinéastes qui ont fait de la ville de Seraing l’espace où s’inscrivent presque tous leurs films. Il ne s’agit pas d’un livre sur Seraing et son histoire ni d’un livre sur le cinéma des réalisateurs. L’idée de Thierry Roche, c’est de « croiser une immersion dans la ville avec une filmographie et de mettre les deux en relation avec le regard d’un photographe ».

L’ouvrage s’articule autour des différents périples de Roche et de Jungblut dans cette ville. À chaque voyage, sa réflexion. Ce qui fait de ce livre un objet en construction permanente autour d’une hypothèse qui se dessine progressivement : le paysage est toujours présent dans les films des Dardenne même s’il n’est pas visible à l’image. La ville ne constitue jamais un personnage à part entière malgré l’importance que lui confèrent les deux réalisateurs tout au long de leur filmographie. Seraing est la ville où ils ont étudié, une ville qu’ils ont arpentée en long et en large et dont les moindres recoins sont profondément inscrits en eux. La ville est omniprésente sans être là, elle rôde, insidieuse dans les déplacements et les gestes des protagonistes dardéniens.

Dans cette filmographie vieille de 40 ans, force est de constater que le cinéma des Dardenne reste fidèle aux hommes et au paysage. Leurs films, pris dans un ensemble, reflètent ce bassin industriel liégeois tant d’un point de vue social que politique même si les histoires personnelles sont prépondérantes et passent à l’avant-plan.

Seraing © Guy Jungblut

 

À côté de ces réflexions dans et autour de la ville, Jungblut appose ses photographies, petites dans le corps du texte, plus grandes dans quatre feuillets qui morcellent l’ouvrage. L’idée n’était pas d’illustrer les lieux de tournage des cinéastes mais les objets et les lieux photographiés apparaissent pourtant en filigrane dans leur filmographie. Les images rendent compte des motifs récurrents dans les films comme la forêt/refuge, le fleuve/frontière, les ruines industrielles. Ces photos flirtent avec hier et aujourd’hui, avec la vie et la mort, avec le souvenir qui marquera à jamais ce paysage.

Je considère cette deuxième collaboration de Roche et Jungblut comme un hommage, à la fois à un cinéma fidèle et sans jugement et à une ville en évolution perpétuelle, une ville marquée profondément par les stigmates de son passé, une ville qui tente de renaître de ses cendres sans oublier. Même s’il est indirectement présent dans les films des frères, j’ai peur de voir disparaître ce château de rouille, aujourd’hui menacé. Il laisserait un trou béant dans son paysage.

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