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Les Algues vertes : l'histoire interdite, de Pierre Jolivet

Publié le 30/06/2023 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

L’enfer vert

2014. À la suite de morts suspectes de poissons, de chevaux, de sangliers, et ensuite de plusieurs personnes, la journaliste d’investigation Inès Léraud (Céline Sallette) s’installe en Bretagne avec sa compagne, Judith (Nina Meurisse), pour enquêter sur le phénomène des algues vertes, responsables de ces drames. Mais qui est coupable ? À travers ses rencontres, Inès découvre l’omerta qui entoure ce désastre écologique. Les élus locaux pratiquent la langue de bois, les décès sont déclarés « de causes naturelles » et, de manière générale, les agriculteurs l’accueillent avec hostilité, voire avec des intimidations, tandis que les agences de la Santé et de l’Environnement refusent de lui parler. Inès va vite se rendre compte que l’industrie agroalimentaire bretonne est un état dans l’état, une fabrique de mensonges.

Les Algues vertes : l'histoire interdite, de Pierre Jolivet

Autrefois, cette partie de la Bretagne était un paradis où il faisait bon vivre. Aujourd’hui, une « marée verte » a envahi ses plages et l’eau du robinet est imbuvable. Quand elles se décomposent en grandes quantités, les algues vertes dégagent de l’hydrogène sulfurique (H2S), un gaz nocif et irritant à l’odeur d’œuf pourri, à des concentrations mortelles pour l’être humain. En attaquant les voies respiratoires (les yeux, la gorge, les oreilles) et en provoquant des œdèmes pulmonaires, ces émanations tuent en quelques minutes à peine. Ces algues prolifèrent à cause de l’activité des agriculteurs : la fertilisation excessive des terrains avec divers pesticides génère de l’azote qui, lorsqu’il pleut, atterrit dans les rivières qui se jettent ensuite dans la mer, ce qui leur permet de se développer. En réduisant le taux de nitrate, le nombre d'algues pourrait diminuer, mais les conséquences sur l’économie locale, le tourisme, l’immobilier et sur tout le modèle agricole breton seraient dramatiques, car ces algues interviennent dans la fabrication de nombreux produits et matériaux, notamment le carton ou la nourriture pour les animaux d’élevage. 

Le David idéaliste, seul contre tous, dont les reportages passionnés font trop de remous, contre le Goliath manipulateur et intouchable, dissimulé derrière des armées d’avocats. La formule est connue : le journaliste qui se lance dans une croisade dont il ne mesure pas l’ampleur, qui baisse les bras à force de se voir mettre des bâtons dans les roues, puis qui retrouve l’étincelle qui lui permettra de sauver des vies… ainsi que son âme. Classique !... Le film d’enquête sur des scandales écologiques est d’ailleurs devenu un genre en soi : Le Syndrome chinois (1978) et Le Mystère Silkwood (1983) sur les dangers du nucléaire, Préjudice (1998) sur la pollution environnementale, Erin Brockovich (2000) sur la contamination de l’eau, Ademloos (2018) sur les méfaits de l’amiante, Dark Waters (2019) sur les déchets chimiques, Minamata (2020) sur l’empoisonnement au mercure, Goliath (2022) sur les herbicides aux glyphosates… en remontant jusqu’aux Dents de la mer (1975) avec son maire corrompu qui refusait de fermer les plages pour sauver la saison touristique. 

Mais dans Les Algues vertes, tout est loin d’être tout noir ou tout blanc, le film de Jolivet soulignant de nombreuses contradictions ainsi qu’une situation sociale dramatique et probablement irréversible. Avec les normes de production intensives et inhumaines qui leur sont imposées, les agriculteurs doivent s’industrialiser et utiliser des pesticides pour survivre sur le marché. La plupart vivent sous le seuil de pauvreté, surendettés, avec de nombreux suicides et faillites parmi leur communauté. Les victimes des algues ne sont donc que les malheureux dommages collatéraux d’une guerre économique dont on ne voit pas la fin. 

Entre drame social et thriller, cette fiction inspirée de faits réels relatés par son auteur, Inès Léraud, incarnée avec son intensité habituelle par la formidable Céline Sallette, est autant une critique des pratiques mafieuses qui font peser une lourde menace sur la santé publique qu’un hommage passionné à la ténacité et l’héroïsme quotidiens des journalistes d’investigation.

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