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Les Huit Montagnes de Félix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

Publié le 14/12/2022 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

L’amour à l’alpage

Une devinette existentielle de la mythologie hindoue sert de réflexion à cette adaptation bouleversante d’un roman de l’Italien Paolo Cognetti. Dans un cercle, se trouvent huit montagnes et huit mers. Au milieu, une montagne plus haute surplombe le reste du monde. Qui est le plus heureux ? Celui qui a traversé les huit montagnes et vu les huit mers ? Ou celui qui est resté au centre, sans bouger, observant le monde sans intervenir ?...

Les Huit Montagnes de Félix Van Groeningen et Charlotte Vandermeersch

1984. Pietro, 11 ans, est un garçon de Turin et Bruno, du même âge, est le dernier enfant de Grana, un village oublié (population : 14 personnes) dans les montagnes du Val d’Aoste, près d’un majestueux glacier. Pendant les vacances, ils se lient d’amitié dans ce coin caché des Alpes qui leur tient lieu de royaume. Ensuite, la vie les éloigne pendant 15 ans. Alors que Bruno (Alessandro Borghi), viril et silencieux, reste fidèle à sa montagne, Pietro (Luca Marinelli), plus fragile, parcourt le monde, s’installant notamment au Népal. Après des années de séparation, la quarantaine venue, ils se retrouvent pour construire une maison à flanc de montagne à partir d’une ruine que le père de Pietro lui a léguée. À partir de là, leur amitié fusionnelle ne se démentira jamais. À chaque période de légèreté succède une période de gravité. Mais la montagne restera toujours le symbole de leur amitié.

Tout ce que Bruno désire, c’est élever ses vaches et faire du fromage. Pour lui, l’avenir est déjà écrit : il est né pour être montagnard, un « Omo Servadzo », et ne pas trop se poser de questions sur l’avenir. Sa vie est simple, facile, et à première vue heureuse. Quant à Pietro, son caractère est d’apparence plus complexe. Ayant des comptes à régler avec le spectre d’un père aimant disparu trop tôt (l’excellent Filippo Timi), mais qui ne comprenait pas ses ambitions artistiques, il a la bougeotte et des projets plein la tête, sans qu’aucun ne se concrétise réellement. Pietro ne trouve pas sa voie, voyageant sans cesse à la recherche de réponses qu’il ne trouve jamais. Or, il n’est « à la maison » qu’en présence de son ami. Aucun des deux ne se sent entier sans la présence de l’autre.

Deux êtres unis dans l’adversité, qui n’arrivent pas vraiment à trouver leur place dans le monde, deux faces d’une même pièce dont nous suivons le destin en parallèle. Un dialogue difficile entre un fils et son père, malgré leur affection. Ce sont là des thèmes récurrents au sein de la filmographie de Felix van Groeningen (La Merditude des Choses, Alabama Monroe, Belgica, Beautiful Boy), qui co-réalise et co-écrit pour la première fois avec sa compagne, l’actrice Charlotte Vandermeersch. L’affection entre les deux hommes, que l’on devine dans un premier temps physique, n’est jamais consommée. Elle devient plus fraternelle avec le passage du temps. Leur amour, leur désir sont indicibles et leur amitié est faite de non-dits qui perdureront tant qu’ils seront vivants, mais aussi d’un réel respect.

Les réalisateurs – lauréats du Prix du Jury au dernier Festival de Cannes - font preuve d’une immense pudeur lors des scènes intimes et réussissent un projet terriblement ambitieux sur le fond comme dans la forme : résumer en 2h30 la nature complexe de deux hommes qui ne révèlent jamais leurs sentiments, illustrer leurs paradoxes, leurs faiblesses, leur force, en décrivant une longue quête de soi avec un lyrisme et une émotion qui ne passent jamais par des envolées spectaculaires, mais par un travail minutieux sur le silence qui renforce l’émotion. L’errance mentale de Bruno et Pietro est reflétée dans une narration éclatée, avec de nombreuses ellipses et sans repères de temps, succession de moments de grâce suspendus dans un lieu quasi-magique qui semble exister hors du temps.

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