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Les Minuscules de Khristine Gillard

Publié le 21/12/2021 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Etre là ou l’intranquillité du volcan

J’ai longtemps pensé qu’un des gestes fondateurs du documentaire tenait dans cet aller-retour entre un ici ordinaire et un là-bas inconnu. Partir, aller se confronter à un ailleurs par essence étranger, un quelque part du monde comme dirait un ami, et puis par la magie du cinéma revenir le donner à vivre dans toute sa singularité, tel était l’enjeu qu’une telle démarche supposait.

Aujourd’hui, il me semble qu’une dimension essentielle fait défaut dans cette trop simple approche. Bien sûr, le voyage fait et défait ce que nous sommes. Il est un lieu à part entière mais la durée de notre présence et l’attention, voire l’attachement qu’elle suscite, pose la question de l’importance d’être là.

Etre là, c’est pouvoir quitter le regard surplombant d’informateur ou d’expert et devenir partie prenante de la rencontre au risque d’y laisser quelques vérités. C’est faire confiance à ce mouvement d’immersion qui fragmentant notre extériorité, est déjà apprivoisement de l’autre et de soi. C’est accueillir ce temps long et qui ne se satisfait plus des seuls mots, des seules images d’un sujet à traiter. Enfin, c’est pouvoir s’abandonner à cette métamorphose de nous-mêmes qui, ignorant la sécurité des identités, nous stimule tout en nous transformant irrémédiablement.

Les Minuscules, le nouveau film de Khristine Gillard est de cet « être là », de ce cinéma-là. Pleinement.

Projections au cinéma Nova les 30 janvier et 10 février 2022.

Les Minuscules de Khristine Gillard

Lors de son précédent film, Cochihza, elle arpentait les flancs du volcan Conception sur l’ile d’Ometepe au Nicaragua. Elle y déclinait les rêves endormis et les songes éveillés des insulaires, tout en écoutant respirer cette communauté du volcan comme un grand corps assoupi mais toujours aux aguets. Avec Les Minuscules, elle revient au Nicaragua, au bord du lac mais là où la mémoire et l’esprit des lieux touchaient à l’invisible, à présent la colère gronde et ceux que l’on distinguait à peine dans la masse tranquille de lave solidifiée, surgissent en pleine lumière, manifestent et entrent en rébellion. Paysannes et paysans s’organisent, portant haut et fort leur refus d’un projet pharaonique qui met en péril et menace de totale destruction leurs territoires et leurs formes de vie.

Depuis le début de ce siècle, l’idée aberrante d’un canal traversant le Nicaragua et qui, à l’instar de celui de Panama, relirait l’océan Atlantique à celui du Pacifique, est devenue réalité. Ainsi, en 2014, le gouvernement du Nicaragua a accordé un blanc-seing à un consortium chinois HKDN pour la construction, le développement et la gestion d’un canal transocéanique. Au-delà de la corruption et des autres magouilles que cela suppose, il faut entendre : expropriation et déplacement de populations, destruction massive d’écosystèmes et de zones agricoles, bouleversement et extermination d’une partie de la faune et de la flore et en prime, répression immédiate et violente de toute velléité de contester la légitimité des décisions gouvernementales.

Pourtant telle une trainée de poudre, le mouvement de ces groupes paysans et l’affirmation que leur terre n’est pas à vendre va gagner de proche en proche les pointillés du tracé du canal. Et Khristine Gillard filme ces communautés en lutte et surtout ces femmes qui se découvrent rebelles en défendant leurs terres. Sa caméra semble littéralement faire corps, habiter l’intimité de leurs relations, captant les mots de leurs silences complices et la force de leurs regards qui se croisent et animent leur prise de paroles, leur résistance partagée. D’assemblées en revendications assumées, elles vont l'entraîner jusqu’au cœur de la capitale, Managua, où elles ont décidé de porter les enjeux de leur lutte.

Et à partir de là, Les Minuscules va dérouler le récit de trois formes de luttes particulières qui amenées à se rencontrer, vont entrer en résonance et faire sens. Leurs interactions, la façon de s’influencer l’une, l’autre, va élargir le champ des possibles et faire surgir un espace inattendu qui au-delà du « tous ensemble » bien connu, laissera deviner la puissance d’amitiés nouvelles, la force d’alliances imprévues, la surprise de ce qui surgit et advient. Et c’est là tout l’enjeu des Minuscules.

Arrivée à Managua, Khristine Gillard rencontre des étudiants qui occupent leur université. Leur lutte plus directement politique s’attaque de front au gouvernement d’Ortega en exigeant son départ. Et leur désir d’autonomie, leur volonté de décider eux-mêmes de leur vie rencontre immédiatement celle des femmes autochtones. Et toujours proche, toujours en situation, elle filme au jour le jour les étudiants et leurs lieux de replis dans l’université occupée. Elle filme leurs gestes, leurs émois, leurs conversations, les petits riens de leur quotidien, sensible à ces instants où se devinent la détermination de leur refus, le bouleversement de leur vie, la fragilité de leur combat. Elle les filme encore lors d’importantes manifestations qui secouent l’ordre établi et la répression d’une extrême violence qui s'ensuit. Alors quand ils décident de s’exiler, elle les suit au Costa Rica où elle retrouve des amies paysannes qui ont fui elles aussi les arrestations d’un régime devenu sanglante dictature. Ensemble étudiants et paysannes côtoient d’autres exilés, et parmi eux des militants et militantes LGBT qui luttent pour leurs droits et qui à leur tour ont déserté le Nicaragua afin d’échapper aux poursuites et aux condamnations. Khristine Gillard capte ce qui se met à frissonner, vibrer, s’inventer entre ces moments d’exil et la lutte qui continue. Et son regard lie, relie, unit les êtres et les lieux et c’est là sans doute la réussite de ce récit étonnant aux allures d’épopée. Avoir su saisir au plus profond, à la racine même, ce qui se joue quand le refus devient révolte, quand le singulier devient multiple, quand les chants deviennent polyphonie et quand les lieux et les personnes devenus mondes, accouchent d’autres mondes.

Mais ce n’est pas seulement la radicalité du récit, sa nouveauté en quelque sorte, qui suscite et emporte l’adhésion. Derrière cette empathie et cette intelligence de ce qui se raconte, il y a aussi et peut-être d’abord l’invention d’une écriture subtile et personnelle. Les Minuscules n’a rien de commun avec le cinéma militant explicatif et trop souvent cantonné dans l’affirmation. Ici, pas de prise de conscience au programme, pas de discours ni de propagande, pas de commentaire mais l’expérience d’une mise en forme, un art de l’écoute et du regard, la permanence d’une présence amie qui charpente et donne tout son sens, sa respiration, à l’aventure du film. Khristine Gillard joue de toutes les dimensions du cinéma, durée, mouvement, montage se répondent et les choses vues, lues, entendues, goûtées, senties, perçues deviennent les matériaux de son film. Elle met en œuvre et construit les espaces qu’elle traverse et les temporalités qu’elle accueille. Et sans cesse son film emprunte des chemins de traverse. À nous de tirer les fils, de choisir les chemins, à nous d’habiter ces hors champ magnifiques car dans son cinéma les intérieurs des maisons ne sont pas des décors et les forêts, des paysages. Tout cela vit, innerve et parle. Tout cela a toute son importance, toute sa nécessité comme chaque instant de vie, chaque souffle animé, chaque présence minuscule.

Enfin, s’il me fallait en un seul détail clôturer ce texte bien trop court, je garderais comme une luciole le dernier plan du film qui, en une longue et lente dérive aquatique, ouvre une brèche où se devine l’avenir du monde…

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