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Niet schieten ! de Stijn Coninx

Publié le 10/10/2018 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Sois Belge et tais-toi !

Le 9 novembre 1985, un commando de malfaiteurs masqués et armés jusqu’aux dents fait un braquage sanglant au supermarché Delhaize d’Alost. Huit innocents sont tués. Parmi eux, un couple : Gilbert et Thérèse Van de Steen et leur fille Rebecca. Le petit David Van de Steen, 9 ans, est grièvement blessé et devient orphelin. Ses parents et sa sœur sont les dernières victimes des Tueurs du Brabant Wallon (aussi surnommés « La Bande de Nivelle »). Après des mois d’hôpital et plusieurs lourdes opérations à la jambe, sans parler des répercussions psychologiques, David est recueilli par ses grands-parents, Albert et Metje. Pendant plus de 25 ans, Albert, un entrepreneur sans histoires, va se battre pour trouver l’identité des assassins et de leurs commanditaires. C’est une promesse qu’il a faite à son petit-fils ! Mais à ce jour, ces assassins qui ont tué 28 personnes et en ont blessé 40 autres entre 1982 et 1985, sans hésiter à abattre froidement des enfants, restent inconnus. C’est le plus gros scandale juridique de l’histoire de la Belgique. Malgré de multiples rebondissements dans le dossier (David a notamment identifié l’ennemi public n°1, Patrick Haemers, comme l’un des malfaiteurs), de nombreuses questions restent sans réponses…

Niet Schieten! de Stijn Coninx

 

Pourquoi les tueurs, qui agissaient selon un modus operandi militaire, n’ont-ils jamais eu le moindre mal à déjouer les plans de sécurité des forces de l’ordre ? Pourquoi autant d’efforts et de violence pour de maigres butins de quelques malheureux billets ? Qui étaient ces faux gendarmes plantés devant le Delhaize durant l’attaque ? Des complicités au sein des forces de l’ordre ou du monde politique ont-elles permis aux coupables de s’échapper ? S’agissait-il d’un coup d’état destiné à faire vaciller le gouvernement belge ? D’attentats politiques ? L’œuvre gratuite de psychopathes isolés ? Les assassins sont-ils toujours de ce monde ?...

25 ans après Daens, qui accusait l’Eglise catholique du XIXe siècle de corruption, Stijn Coninx replonge dans l’histoire honteuse de la Belgique, plus récente cette fois. Il s’est inspiré du témoignage de David Van de Steen, consigné dans son ouvrage intitulé « Niet Schieten, dat is mijn papa ! » (« Ne tirez pas sur mon papa ! »), derniers mots prononcés par sa sœur avant de tomber sous les balles. Pour son pamphlet politique le cinéaste flamand choisit de raconter la grande histoire par la « petite », celle d’une famille ordinaire, de son incapacité à faire son deuil tant que la justice n’aura pas été rendue et que les zones d’ombre subsisteront. Notre guide dans cette quête sans fin est Albert (Jan Decleir), dont le film adopte le point de vue.

Au moment des faits, ce dernier a accouru vers le magasin, situé en face de son appartement, dans l’espoir de sauver sa famille. Il a juste eu le temps de mettre deux enfants à l’abri. Pour les siens, il était trop tard. Quelques moments plus tard, Albert fut convoqué pour identifier les trois cadavres, allongés sur le sol froid d’un entrepôt parmi les autres victimes.

 

Niet Schieten! de Stijn Coninx

 

Entre les aléas d’une enquête étouffée dans l’œuf et la reconstitution glaçante des faits, avec des séquences d’une violence et d’un sadisme extrêmes qui confèrent au récit une atmosphère de film d’épouvante, le cinéaste décrit la survie et les effets psychologiques du drame sur ces gens qui ont tout perdu sans savoir pourquoi.

Le réalisateur dénonce surtout les dysfonctionnements d’un pays gangréné par la corruption, par cette apathie insidieuse qui semble planer sur les institutions belges telle une malédiction. Alors que nos magistrats font la sourde oreille, l’enquête piétine et nos braves policiers redoublent d’incompétence. Tout ça ressemblerait, au choix, à une comédie satirique, voire à de la science-fiction, si ce n’était la navrante réalité de la Belgique.

Au fil du temps, une véritable omerta commence à plomber l’enquête. La populace apeurée se convainc qu’elle ne veut rien savoir et souscrit à la loi du silence. Une journaliste fouineuse entre en contact avec Albert, mais ils reçoivent des menaces et autres incitations à se taire. Quelqu’un – mais qui ? – a tout intérêt à ce que la vérité ne soit jamais découverte. Paradoxalement, dix ans plus tard, c’est la sordide affaire Dutroux, conséquence épouvantable des dysfonctionnements de l’état, qui permettra de relancer l’enquête sur les Tueurs et de réveiller la colère d’un peuple trop éprouvé.

Niet Schieten ! est un écrin pour le talent de Jan Decleir, qui s’avère une fois de plus bouleversant. Albert est un homme brisé mais digne, affable et courageux, souffrant en silence sans laisser tomber les bras, sans flétrir face aux menaces, sans cesse déchiré entre son besoin de vérité et la nécessité de protéger ce qui reste de sa famille. Son épouse, elle, toujours en état de choc, s’est murée dans le silence et ne veut plus entendre parler du drame. Le film fait la part belle à la relation empreinte de respect et de complicité entre Albert et David, à l’évolution de ce dernier de l’enfance à l’âge adulte.

 

Niet Schieten! de Stijn Coninx

 

Le chagrin d’Albert lors de la scène insoutenable de la morgue, son éloquence lors de son long monologue final devant la cellule d’enquête de la Police judiciaire fédérale (« Cellule Brabant Wallon ») à Jumet, sont autant de scènes qui prennent à la gorge.

Face caméra, le temps suspendu, Albert s’adresse à nos représentants, les met une bonne fois pour toutes face à leurs responsabilités et à leurs manquements. Les Van de Steen, cette famille qui se console en allant passer un dimanche à la mer du Nord, qui se réjouit de la soupe aux boulettes de Mamie, c’est nous. Leur drame aurait pu être le nôtre. Niet Schieten ! est un grand film coup de poing qui, non content de faire office de devoir de mémoire, appelle à la révolte et à l’insubordination au nom de la justice. Stijn Coninx a 61 ans et son film, le premier à aborder frontalement ce sujet toujours tabou dans notre plat pays, est celui d’un homme en colère !

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