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Rencontre avec Mahmoud Ben Mahmoud et Ghalia Benali pour la sortie de Fatwa

Publié le 14/02/2019 par Dimitra Bouras et Tom Sohet / Catégorie: Entrevue

Récemment récompensé par le Tanit d'Or aux journées cinématographiques de Carthage, Fatwa est le dernier film du réalisateur et scénariste tunisien Mahmoud Ben Mahmoud. Auteur d'un cinéma profondément ancré dans son pays d'origine, Mahmoud Ben Mahmoud aborde, dans cette coproduction avec les frères Dardenne, la question de la radicalisation religieuse en Tunisie. Ahmed Hafiane, qui a reçu le prix de la meilleure interprétation masculine aux JCC, et la chanteuse Ghalia Benali interprètent les parents de Marouane, mort dans un accident de moto. Le père rentre de France pour enterrer son fils mais il découvre que ce dernier était militant dans un groupe islamiste radical et il tente de comprendre les raisons de cette radicalisation.

Cinergie : Comment peut-on définir le conflit présent dans Fatwa? Est-ce un conflit de classes ou plutôt le conflit d'une certaine jeunesse qui remet en question l'héritage qu'elle a reçu ?
Mahmoud Ben Mahmoud : Ce que cette jeunesse a reçu en héritage ne fait pas le poids face à la propagande. Je pense que Marouane, qu'on ne voit pas dans le film mais qui est à l'origine des événements, est tombé dans ce piège. C'est quelqu'un qui a reçu une éducation quasi exemplaire avec un père musulman ouvert, tolérant, moderne et une mère laïque, militante des droits de l'Homme. Il a pu faire ce qu'il a voulu dans un milieu social assez aisé. Mais, comment se mettre à l'abri de la propagande extrémiste ? Comment prévenir cela ?
D'après l'enquête que j'ai menée en Tunisie, mais aussi en Belgique, les parents que j'ai interrogés sont en plein désarroi par rapport à cela. Ils n'ont pas trouvé la parade quel que soit le milieu social auquel ils appartiennent, quels que soient les garde-fous dont ils pensaient avoir doté leurs enfants pour faire face ou prévenir ce type de dérive.
Il y a certes un affolement dans la jeunesse d'aujourd'hui, où qu'elle soit, qui l'expose et la rend vulnérable, qui la fragilise et elle devient une proie facile pour les extrémismes de tout bord, en l'occurrence l'extrémisme salafiste qui joue sur une faille facilement identifiable : celle du déracinement, de la perte d'identité que la jeunesse maghrébine connaît depuis plusieurs décennies. Certains attribuent cela aux conséquences du colonialisme, de la mondialisation. Il est assez facile de culpabiliser un jeune sur sa perte d'identité, sur le fait qu'il se soit laissé entraîner, par rapport à sa culture d'origine, à sa religion, à son héritage. Les prédicateurs s'engouffrent assez facilement dans cette faille et c'est comme ça qu'ils arrivent à prendre sous leur contrôle des jeunes qui, a priori, n'étaient pas des proies pour eux.
On dit toujours que l'extrémisme arrive à se répandre, à s'implanter dans les milieux populaires là où il y a socialement des gens qui souffrent, des gens qui sont dans la misère, dans la précarité. En réalité, cela ne se passe pas que là parce qu'on retrouve beaucoup de gens qui sont diplômés, qui sont issus d'un milieu aisé. Comment ces gens-là parviennent à basculer ? Sans doute que ceux qui cherchent à contrôler leur conscience trouvent d'autres failles notamment celles liées à la question de la perte d'identité allant même jusqu'à la trahison.
Dans le film, l'Imam dit au père : "On l'a enfin rendu à sa religion après les années d'égarement dans les écoles des croisés". C'est un langage excessif mais cela montre bien qu'ils ont réussi à culpabiliser ce gamin par rapport à l'éducation moderne, trop occidentale, trop tournée vers l'étranger, que ses parents lui avaient donnée et qui devient, au lieu d'être un motif de fierté et d'épanouissement, le lieu d'une conscience malheureuse.

C. : Pourquoi ce film ne s'est-il pas tourné en Belgique finalement ?
M.B.M.: Nous n'avons pas trouvé de partenaire français. Le film a été financé ici par la communauté française, il a pu obtenir une coproduction au Luxembourg mais il nous aurait fallu un troisième partenaire. Les Français ne nous ont pas suivis pour des raisons que nous n'avons jamais pu identifier. Était-ce le scénario ? Une frilosité par rapport au sujet ? Certains l'ont trouvé trop frontal et présentant le risque de heurter la communauté musulmane.
Après la révolution en Tunisie, j'ai observé que les éléments constitutifs de l'intrigue sont apparus sur la scène tunisienne, c'est-à-dire que d'un côté il y avait la laïcité et de l'autre, les courants extrémistes religieux dont les représentants étaient soit en exil, soit en prison, soit dans la clandestinité sous la dictature, et qui ont commencé à œuvrer au grand jour.
En plus de cela, avec la Révolution, la parole était devenue libre donc je ne craignais plus rien par rapport à ce type de sujet d'où l'idée de déplacer l'histoire en Tunisie. Je l'ai donc adaptée et la seule différence par rapport à la version belge c'est qu'elle ne se déroule plus en milieu scout musulman.

C. : On comprend qu'il y ait une crise identitaire pour les jeunes de culture musulmane ici en Belgique, pays où être musulman n'est pas facile. Mais, on imagine difficilement que cette crise identitaire soit la même en Tunisie.
M.B.M. : Ce désarroi, c'est une question de degré. Ici, ce sont des proies plus faciles car les jeunes se sentent rejetés, ils courent après une identité fantasmée qui est celle des grands-parents, d'un pays mythifié qu'ils n'ont jamais connu, ils ont un ressentiment par rapport à l'Occident, à la société dans laquelle ils ne trouvent pas leur place. On est quasiment dans la caricature du phénomène. Mais dans les pays arabo-musulmans, ce phénomène existe aussi, même dans des familles aisées qui ne sont pas trop exposées sur le plan social ou économique. Mais la double identité culturelle, qui n'est pas toujours vraiment assumée, qui est parfois vécue d'une façon contradictoire et non comme une richesse, c'est le propre des générations d'aujourd'hui.
Les gens de ma génération étaient à l'aise dans les deux cultures dans les milieux éduqués. Je n'ai jamais vécu l'éducation occidentale comme un frein ou comme un obstacle à l'épanouissement de ma propre culture pourtant je viens d'un milieu religieux avec un père professeur de théologie. On la vivait comme une richesse, un apport, une possibilité de s'ouvrir au monde, de progresser, d'être davantage dans la modernité, etc. Il y avait une certaine harmonie. Aujourd'hui, c'est plus compliqué parce qu'il y a une propagande, que ce soit dans les mosquées ou sur Internet, qui est apparue au grand jour après la Révolution en Tunisie et qui a réussi à culpabiliser toute une jeunesse sur ses rapports avec la culture de l'autre, avec le reste du monde. Et, on a réussi à insuffler cette idée que la culture occidentale est synonyme de déracinement, de trahison et qu'elle contrevient aux valeurs de l'Islam, des sociétés arabo-musulmanes, etc. Du coup, cette harmonie a été rompue et les jeunes vivent le rapport à la culture occidentale comme une violence. C'est quelque chose qui reste diffus dans la société.
Quand j'ai présenté le film dans le monde arabe (en Tunisie, en Égypte, au Maroc), il y a toujours un journaliste pour me demander quelles sont les concessions que j'ai faites pour avoir la coproduction avec la Belgique alors qu'il n'y a pas spécialement une arrière pensée religieuse ou idéologique derrière ça. Mais il y a une sorte de suspicion, même chez les personnes qui ont l'air d'être très saines d'esprit et qui ne sont pas radicalisées. Elles pensent que j'ai obéi à un agenda. Et j'ai beau expliquer que s'il y a censure, je la rencontre plus dans mon pays d'origine, même après la Révolution puisqu'on m'a interdit de tourner une scène à l'Assemblée nationale. La scène du discours que le personnage entend à la radio dans la voiture aurait dû être tournée sous la coupole de l'assemblée nationale dans le scénario initial. Le parti islamiste, majoritaire à l'assemblée, s'y est opposé parce qu'il savait qu'il était pris pour cible.
J'ai aussi eu des réticences françaises au scénario. Les Français auraient voulu que le film s'organise dans une espèce de pugilat quasi caricatural avec la laïque d'un côté et les obscurantistes de l'autre alors que moi je voulais faire le portrait d'un musulman ordinaire aux prises avec ces phénomènes nouveaux apparus après la Révolution. Les frères Dardenne m'ont dit qu'il n'en était pas question et que je devais faire le film que je voulais. Ils respectaient mon choix.
On a beau dire cela aux journalistes, ils gardent cette suspicion. Elle devient un fond de commerce pour certains, a fortiori quand on aborde un sujet fragile comme tous ces jeunes qui n'assument pas pleinement cette "double identité" et qui deviennent vite l'objet d'une culpabilisation. En Égypte, il y a le même affolement concernant ces sujets dans les milieux bourgeois et dans les milieux populaires parce que le risque est le même de voir basculer des enfants qui a priori ne manquent de rien.

C. : On voit dans le cinéma tunisien, une dénonciation de cette réalité-là. On a l'impression qu'il y a comme un espoir qui vient de la part du cinéma, qu'il y a une prise de position, une voix qu'on entend haut et fort.
M.B.M. : Oui, surtout qu'il y a une nouvelle génération qui regarde les choses autrement, qui est plus au diapason des préoccupations de la jeunesse d'aujourd'hui et qui profite bien du climat de liberté dont nous jouissons aujourd'hui comparativement à l'époque de la dictature.
Je ne dis pas qu'on peut parler de tous les sujets car il y a aussi la censure du public qui reste conservateur et il serait malhonnête d'accuser systématiquement les pouvoirs publics même sous la dictature. On ne pourrait pas facilement faire aujourd'hui un film sur l'homosexualité. On pourrait avoir l'argent pour le faire mais il sera difficilement accepté dans des régions plus conservatrices.
Fatwa a un écho très important dans les pays arabes où je l'ai présenté, même chez les Africains du Sud du Sahara, car c'est un film qui, d'un certain point de vue reste consensuel même s'il aborde une question qui est inhabituelle, celle de la laïcité. Par exemple, un des personnages féminins dit "pas de religieux chez moi" et même la comédienne principale a eu du mal à le dire. Elle n'aurait probablement pas pu dire "pas de religion chez moi". Ce n'est pas avec le pouvoir qu'on aurait eu des problèmes mais avec la population. J'étais à la limite de l'acceptable mais pour le reste, les gens se reconnaissent bien dans le film car ils savent bien ce que veut dire l'Islam modéré, tolérant, héréditaire pris pour cible par des obscurantistes qui veulent islamiser la Tunisie ou les pays musulmans à la façon de l'Arabie Saoudite.
Donc, c'est vrai qu'il y a un vent nouveau dans le cinéma tunisien, il y a des jeunes (plusieurs d'entre-eux sont formés en Europe), cela incite à l'optimisme mais en terme de liberté ils doivent chaque fois peser le pour et le contre pour savoir jusqu'à quel point et dans quelle limite ils peuvent "agresser" la population, c'est-à-dire bousculer, provoquer la population. Cela reste quelque chose qui se juge au vécu, à l'expérience mais par rapport aux pouvoirs publics, c'est le jour et la nuit comparé à la période d'avant la Révolution.

C. : Pourquoi avoir choisi Ghalia Benali ?
M.B.M.: Je l'avais vue dans À peine j'ouvre les yeux et sa prestation m'a convaincu. Je n'aurais pas pensé à elle spontanément et je voulais innover dans ce casting. Pour le rôle principal, je n'avais pas de doute car j'avais déjà travaillé précédemment avec le comédien, Ahmed Hafiane, dans Le Professeur, et ce profil d'acteur, charismatique, très professionnel, est assez rare en Tunisie. C'était une valeur sûre pour moi.
Quand j'ai vu la prestation de Ghalia Benali, j'ai vu une opportunité de travailler avec elle même si c'est un emploi inédit pour elle. Elle n'était pas très à l'aise de jouer une femme politique, objet d'une fatwa, en rupture avec les normes sociales. Ce n'était pas un exercice de tout repos pour elle. Puis, le grand avantage de travailler avec elle, c'est qu'elle est plus actrice que comédienne. Elle joue ce qu'elle est dans la vie. Avec Ghalia, j'ai beaucoup fait appel à sa conscience citoyenne plus qu'à sa technique, à son savoir-faire puisqu'elle a peu d'expérience comme actrice mais elle a une fibre citoyenne qui est très sensible.

Rencontre avec Ghalia Benali

Cinergie : Comment êtes-vous entrée dans le cinéma ?
Ghalia Benali: Ma carrière de comédienne, si on peut parler de carrière, remonte à 1999. En 2000, j'ai fait un film avec Moufida Tlatli, une réalisatrice tunisienne pour La Saison des hommes, une coproduction française. C'était un peu par hasard, comme chaque fois que j'ai eu un rôle. C'est parce qu'on cherche quelqu'un de nouveau, qui n'est pas tout à fait dans le milieu et souvent je joue quelqu'un qui est très différent de moi. C'est chaque fois parce que le réalisateur me connaît personnellement ou qu'il connaît mon travail en tant que chanteuse, en tant que personnalité et qui veut cette personnalité dans son film. J'ai fait trois films importants : La Saison des hommes, À peine j'ouvre les yeux et Fatwa et une apparition dans Swing, le film de Tony Gatlif.

C. : Comment s'est passée la rencontre avec Mahmoud Ben Mahmoud ?
G.B.: Quand il m'a proposé j'ai accepté sans avoir lu le scénario car j'admire beaucoup son travail même si ses films sont souvent politiques. Le personnage que j'incarne est mon antithèse car je n'aime pas trop parler de politique ni de sujets que je ne valide pas spécialement. Après lui avoir dit oui, on a attendu deux ans avant que le tournage ne commence et qu'on le fasse. Je voulais surtout passer du temps avec Mahmoud quel que soit le rôle que je devais jouer. Je voulais profiter de cet historien, de ce conteur, de cet homme cultivé qui lit tout le temps.
J'adore le cinéma mais en général je déteste jouer dans un film. C'est peut-être parce que je suis trop timide ou parce qu'il faut répéter sans cesse. Pour moi, une émotion est sauvage, ça vient ou ça ne vient pas. Chaque fois que j'accepte un film, c'est parce que j'ai besoin de sortir de la musique, du chant, de ce milieu dans lequel je suis tellement à l'aise. J'ai envie de me mettre de nouvelles difficultés, de rentrer dans de nouvelles expériences. Je n'avais pas trop apprécié ma première expérience au cinéma avec La Saison des Hommes, j'avais l'impression que faire du cinéma, c'était mentir. Et, avec À peine j'ouvre les yeux, je me suis rendu compte que faire du cinéma, c'est rendre présentes des émotions ou des expériences qu'on a déjà vécues. Je me donne corps et âme, je ne sors d'ailleurs jamais tout de suite du personnage qui reste avec moi encore 3 ou 4 mois après la fin du tournage. C'est peut-être mon côté non professionnel alors qu'un professionnel pourrait passer d'un rôle à l'autre sans que le personnage ne s'accroche à lui. Quant à moi, je me brûle au personnage, je m'y écorche.

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