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Fatwa de Mahmoud Ben Mahmoud

Publié le 14/02/2019 / Catégorie: Critique

Retour sous la Terreur

 

Brahim Nadhour (Ahmed Hafiane), un Tunisien installé en France, rentre à Tunis pour enterrer son fils Marouane, mort dans un accident de moto. Un accident sans témoins… Brahim découvre que Marouane, avec qui il avait rompu tout contact, militait au sein d’une organisation salafiste. Menant son enquête autour de la mosquée locale pour identifier les personnes qui l’ont endoctriné, Brahim retrouve son ex-épouse Loubna (Ghalia Benali), députée engagée dans la lutte contre l'extrémisme religieux et l’islam radical. Bientôt, Brahim suspecte que son fils a été assassiné pour faire payer à sa mère ses prises de positions. En s’installant dans l’appartement du défunt, Brahim apprend à connaître ce dernier et reconstitue les dernières semaines de sa vie. Plus il avance dans ses recherches, plus il est confronté à ses manquements en tant que père. Il découvre que le jeune homme radicalisé avait récemment violenté en public une amie qui posait nue pour les artistes de l’Académie des Beaux-Arts. Brahim n’est pas aidé par la population locale, qui a peur de parler. Souvent, on lui conseille de laisser tomber parce que « La Mort est dans les mains d’Allah. Il faut se fier à son jugement… » Brahim, lui, préfère se fier au sien ! Il apprend qu’une fatwa a été émise contre Loubna : elle est déclarée impie et condamnée à mort sans le moindre procès.

Après Le Professeur (2012), Mahmoud Ben Mahmoud s’intéresse à nouveau à la radicalisation religieuse en Tunisie, mais le fait cette fois par le biais du polar, dont il utilise habilement les codes. L’aspect thriller n’est qu’un prétexte pour dénoncer l’obscurantisme de certains groupes religieux et terroristes de son pays natal. Le réalisateur illustre la confrontation de deux pratiques opposées de l'islam et la tension extrême qui règne entre ces deux visions : celle des modérés (comme Brahim) qui incarnent un islam à visage humain et celle des salafistes, dont le violent discours de propagande est véhiculé dans les mosquées et sur le net. Le groupe auquel appartenait Marouane utilise la terreur, entre autres choses, pour faire fermer les musées, les cinémas, les discothèques, pour faire taire les journalistes et museler les femmes. Ils inculquent à la jeunesse que le djihad est un devoir, prônent la Sharia en dépit de la Constitution et prennent leur interprétation littérale et hautement fantaisiste du Coran comme prétexte à des assassinats politiques et autres actes haineux. À leurs yeux, tous les « infidèles » méritent la mort. Quand ils sont confrontés à leurs mensonges, à leurs contradictions, à leur hypocrisie, à la bêtise insondable de leurs discours, leur seule réponse, argument imparable, est « C’est ce qu’Allah a voulu pour moi. » Loin de tout manichéisme, le film s’avère très efficace lorsqu’il illustre les conséquences psychologiques qu’un tel régime de terreur peut avoir sur de jeunes esprits, notamment sur Latifa (émouvante Sarra Hannachi) l’épouse maltraitée d’un salafiste ou sur Marouane, garçon un peu paumé dont la cellule familiale a éclaté et qui devient un pion facilement sacrifiable.

Une seule scène, explosive, suffit à résumer le propos du film, ainsi que les problématiques auxquelles sont confrontés les pays du Moyen Orient. Lors de l’enterrement (religieux) de Marouane, trois catégories de personnes sont présentes : les salafistes radicaux représentés par l’imam Seiffeidin, le modéré incarné par Brahim, et Loubna, qui méprise la religion et la foi aveugle. Cette dernière fait figure de donneuse d’alerte, obligée de tout sacrifier et de risquer la mort et celle de ses proches pour le simple fait d’avoir voulu inculquer le bon sens à des ânes bâtés. L’hypocrisie qu’elle dénonce est magnifiquement incarnée par cette phrase, prononcée par Brahim dans un moment de colère : « Tu as humilié ton fils en tournant ton dos à la religion. » On reconnaît dans ces mots le spectre insidieux de tout dogme religieux. Mais on peut également y déceler un parallèle avec le culte du politiquement correct qui gangrène nos sociétés occidentales. Car le résultat est le même : tant que des hommes encagoulés et terriblement susceptibles se sentiront « humiliés » par des opinions divergentes, tant qu’ils refuseront tout dialogue, tout enseignement, tout changement et qu’ils prendront leur religion comme un prétexte pour inciter à la haine, le problème restera entier.

Tourné en partie dans le souk El Marr, Fatwa est un portait du Tunis moderne, que le réalisateur connaît bien. À travers les différents personnages que Brahim interroge (un boucher, un propriétaire de bar, interprétés par des acteurs non-professionnels et des habitants du quartier), le film donne une bonne idée de la complexité de la ville et de ses paradoxes. Si Mahmoud ben Mahmoud fait de son héros un modéré, on sent dans son film une vraie colère, puisqu’il fait de Loubna la vraie figure héroïque du récit. Ode au renforcement des libertés, appel à la tolérance, critique du pouvoir et pamphlet anti-obscurantisme, Fatwa est une œuvre citoyenne forte, désespérée et particulièrement pessimiste lorsqu’elle fait le constat des défis insurmontables qu’il reste à relever, du temps qu’il faudra à la Tunisie pour enfin voir avancer les choses et faire changer ses mentalités.

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