Cinergie.be

Rencontre avec Mara Taquin, actrice dans Rien à foutre, sélectionné à la Semaine de la Critique du Festival de Cannes

Publié le 01/07/2021 par Constance Pasquier et David Hainaut / Catégorie: Entrevue

"À Cannes, on se met aussi la pression tout(e) seul(e)!" 

 

Après Hors Normes en 2019, dans lequel elle campait une éducatrice, la Bruxelloise Mara Taquin va à nouveau monter les marches du Festival du Cannes, puisqu'elle joue aux côtés d'Adèle Exarchopoulos dans Rien à foutre, premier long-métrage belge d'un tandem français (Emmanuel Marre et Julie Lecoustre), sélectionné à la Semaine de la Critique.

Rencontre au domicile ixellois de cette jeune comédienne vue dans Ennemi Public et qui bientôt, sera l'héroïne d'une autre série de la RTBF (Fils de) et du film La Ruche de Christophe Hermans, aux côtés de Sophie Breyer (La Trêve). Entre bien d'autres choses.

Cinergie : À 23 ans, vous allez monter les marches cannoises pour la deuxième fois. Comment s'était passée la première?
Mara Taquin : J'étais intimidée, c'est un monde à des milliers de kilomètres du mien. Avec Hors Normes, c'était stressant et chouette à la fois parce que j'étais entourée par d'autres comédiens et même des éducateurs qui montaient les marches pour la première fois. On formait une grosse troupe qui vivait ça bien ensemble. Mais c'était quand même pas mal de «paraître» : j'étais à un mètre de Pedro Almodovar, Catherine Deneuve, Virginie Efira, Adèle Haenel, Quentin Tarantino et d'autres visages mythiques dont j'avais les images en tête depuis toute petite. Après, vous désacralisez certains, en voyant qu'un acteur est plus petit que vous ne pensiez, qu'une actrice a du rouge à lèvre sur les dents, etc... On vous met aussi la pression sur le fait de toujours bien parler, de bien faire les choses. Enfin, la pression, on se la met aussi tout(e) seul(e)! (sourire)

 

C. : Ces instants-là, on parvient tout de même à les savourer ?
M.T. : Peut-être que certains oui mais moi, comme je vis à du deux cents à l'heure, je n'ai même pas réalisé mon arrivée qu'il était temps de ...repartir ! Entre les marches, les soirées et l'hôtel Majestic, on n'a pas le temps de beaucoup réfléchir. Après, sur le CV, le festival m'a clairement apporté une légitimité. Le fait d'avoir joué dans le film d'Olivier Nakache et d'Éric Toledano m'a amené d'autres castings. C'est une sorte de label, qui me sert encore maintenant !

 

C: Avec Rien à foutre, le contexte devrait être différent, non?
M.T. : Oui, c'est une plus petite équipe, presque familiale. Je suis rassurée de vivre ça avec Emmanuel (Marre), Julie (Lecoustre) et Adèle (Exarchopoulos), bluffante dans le film, qui est devenue une amie et qui, je le sais, sera bienveillante avec moi. Pour Hors Normes, on était un peu tous en rang, avec beaucoup de mecs qui criaient dans la bande. Rien à foutre est moins un film choral : là, on l'a construit tous ensemble et j'ai pu y mettre ma patte. Puis, le film (NDLR: qui évoque l'histoire d'une hôtesse de l'air dans une compagnie low-cost) a comme d'autres été fort perturbé par le COVID.

 Mara Taquin et Adèle Exarchopoulos dans Rien à foutre

 

C. : Comment vous-êtes vous retrouvée dans cette aventure ?
M.T. : Emmanuel Marre m'a appelée deux ans avant de tourner, alors que j'étais avec mon sac à dos à Marseille. Tout n'était pas encore clair dans sa tête et à mon retour, ça a encore pris du temps, car j'ai passé cinq fois le casting pour le rôle d'...Adèle. Les essais d'Emmanuel sont particuliers : il pose des questions très spécifiques et vous discutez pendant trente minutes. Il vous demande par exemple la dernière fois où vous avez menti, etc. Je pense qu'il essaie de voir ce qu'il y a derrière la comédienne. Finalement, il m'a demandé de jouer la sœur d'Adèle, mais j'étais forcément très contente de participer à ce film.

 

C. : Sur le tournage, de quelle manière procédaient les deux réalisateurs ?
M.T. : Nous, les acteurs, nous avions juste le squelette du scénario. Il n'y avait pas beaucoup de texte à apprendre par cœur, on jouait plus sur les gestes et les regards. Mais le duo était très complémentaire, Julie trouvait les bons mots pour interpréter les envies d'Emmanuel. Même s'il arrivait à nous amener là où il voulait sans qu'on ne s'en rende compte ! Mais pour moi, ils n'auraient jamais pu faire ce film l'un sans l'autre.

 

C. : Au-delà de ce film et du festival, votre année a déjà été bien chargée.
M.T. : C'est vrai. Vu l'étrange période qu'on a vécue et qui m'a fait rendre compte que je restais une privilégiée, m'être retrouvée au printemps sur le long tournage de la série Fils de (de Frank Devos, réalisateur de la série Undercover) m'a rassurée. J'ai appris énormément aux côtés de Béatrice Dalle, juste en la regardant. Elle est d'une douceur et d'une intelligence extrême. Ce que je dis peut sembler étonnant vu l'image qu'on a d'elle, mais c'est quelqu'un de tendre, gentil et bienveillant. Cette rencontre m'a fait énormément de bien. Et pas juste parce que ma mère lui ressemble depuis toujours, à plusieurs endroits (rire).

 

C. : Autour de vous justement, comment perçoit-on votre évolution ?
M.T. : J'ai la chance d'avoir eu des parents qui m'ont appris à être autonome. Mon père est luthier sauvage, ma mère criminologue. J'ai bossé tôt dans des bars et des magasins. Tant que je ne faisais rien de mal, on me laissait faire ce que je voulais. Là, depuis un an et demi, je ne bosse plus à côté du cinéma, mais je ne m'inquiète pas si les choses ne marchaient plus. Je pourrais reprendre les études que j'ai arrêtées après le secondaire, à 18 ans. J'ai d'ailleurs profité du confinement pour étudier le Master de genre à l'ULB. Vu que je suis assez engagée dans le féminisme, ça m'a été utile pour continuer à sortir et déconstruire ce monde patriarcal. En fait, j'ai solidifié mon petit savoir, ce qui me permet maintenant d'avoir des choses concrètes pour mieux me défendre et ne plus juste réagir émotionnellement.

 

Mara Taquin © Constance Pasquier/Cinergie

 

C. : Comme reflet de la société, ce cinéma évolue néanmoins à l'égard des femmes, non ?
M.T. : Ah, mais complètement ! Le milieu du cinéma a depuis toujours été constitué en majorité d'hommes blancs cisgenres, mais je fais partie d'une génération qui n'a plus envie de soutenir ce monde et ce cinéma-là. Je n'ai jamais vécu d'expérience grave, mais j'ai très envie de contribuer à faire évoluer les choses, aussi pour les futures générations de femmes. Alors oui, il y a eu un avant et après Weinstein et des langues se délient, mais il y a encore du boulot. C'est tout bête, mais quand vous voyez nos écoles de cinéma, il y a autant de filles que de garçons. Or, quand vous arrivez sur le marché du travail, vous n'êtes entouré que de mecs ! Mais elles sont où, toutes ces meufs talentueuses qui ont fait les mêmes études ? Et puis, le fait qu'il faille toujours souligner qu'on est une femme et ça, moi, ça me saoule !

 

C. : En somme, vous aimeriez donc continuer à élargir le spectre ?
M.T. : Oui ! Comme actrice, j'aimerais petit à petit pouvoir amener les films que je fais dans des écoles, en discuter, transmettre, au-delà des professionnels qui font ces films. Moi, je suis arrivée dans ce métier complètement par le hasard d'un casting à la sortie de mon école, mais trop souvent, je vois que la majorité des gens viennent déjà de ce milieu. Ce qui peut se comprendre : un boucher va aussi avoir tendance à refiler sa boutique à son enfant ! Mais la vocation de comédien, elle existe chez un tas de gens qui ne se sentent pas légitimes de le faire, en pensant à tort que c'est inaccessible. Pour moi, c'est important d'agrandir le cercle, qu'il y ait moins cet entre-soi. C'est peut-être utopique, mais je pense que c'est possible !

 

C. : En guise de conclusion, quid de la suite, pour vous ?
M.T. : En ce moment, je tourne un court-métrage de Julien Henryà Bruxelles, avec Salomé Dewaels (Lucas etc), une histoire de deux nanas qui zonent. J'en tourne bientôt un autre en France de Clara Lemaire Anspach, scénariste sur la série En Thérapie sur Arte. J'ai tourné un film de Bertrand Mandico (Les Garçons Sauvages) dont j'attends des nouvelles, une série pour Canal + (6 X confiné.e.s avec Vincent Cassel) et j'espère que ça va bouger du côté de La Ruche de Christophe Hermans : c'est un film sur une mère bipolaire jouée par Ludivine Sagnier dont je suis une des filles (avec Sophie Breyer). Il s'est passé quelque chose de si fort qu'on a besoin que ce film sorte. Ce sera la première fois que je porte un film de A à Z, et ça m'a fait comprendre pourquoi je faisais ce métier. Puis, j'aimerais rester à Bruxelles – qui ne reste qu'à 1h20 de Paris - car je sens qu'il va se passer quelque chose chez nous, avec une génération qui va envoyer du lourd ! Ah, et je rêve de tourner avec Virginie Despentes, Juliette Binoche, Yolande Moreau, Céline Sallette, Bouli Lanners et même Benoît Poelvoorde !

Tout à propos de: