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Ronde de nuit de Jean-Claude Riga

Publié le 10/12/2020 par Nastasja Caneve / Catégorie: Critique

« Un grand soleil noir tourne sur la vallée. Cheminées muettes, portails verrouillés. Wagons immobiles, tours abandonnées. Plus de flamme orange dans le ciel mouillé. J’voudrais travailler encore, travailler encore. Forger l’acier rouge avec mes mains d’or. Travailler encore, travailler encore. Acier rouge et mains d’or ».

Quand j’écoute Les Mains d’or de Bernard Lavilliers, je pense à Mariano, mon grand oncle, un immigré italien débarqué en Belgique en culotte courte. Mariano n’a pas vraiment eu le choix. À 16 ans, son père l’a envoyé travailler à l’usine.

 

Ronde de nuit de Jean-Claude Riga

 

Alors qu’il était pensionné, j’ai eu envie qu’il me parle de lui, de sa vie. Mariano m’a raconté qu’il se souvenait du jour où il avait rencontré le contremaître, qu’il était encore « bien tout seul, là-bas, à l’usine », qu’il devait donner son argent à son père, qu’il préférait « faire des heures » plutôt que de courtiser, qu’il faisait un travail lourd au milieu des ponts roulants, qu’il faisait les pauses, qu’il aimait bien danser le boogie avec ses collègues, après le dur labeur. Mariano ne s’est jamais marié, n’a pas eu d’enfant. Mariano a toujours aimé travailler jusqu’à sa pension. Sur son lit d’hôpital, à moitié délirant, Mariano ne comprenait pas pourquoi tous ses voisins de chambre, des moribonds, restaient dans leur lit. « Ils font tous grève », il me disait. « Si c’est comme ça, moi je retourne travailler ». Il n’a pas pu souffler ses 80 bougies.

Ronde de nuit est sorti il y a longtemps. En 1984. À l’époque où la sidérurgie rougeoyait encore dans le ciel de charbon. À l’époque où Mariano rentrait très tôt à la maison après sa nuit de travail. J’aurais pu apercevoir Mariano dans ce film, que je découvre seulement aujourd’hui. J’aurais pu le voir lui, comme ses camarades, trimer, suer, sans se plaindre.

Dans ce film, Jean-Claude Riga, représentant magistral du documentaire social belge, plonge ses spectateurs en enfer, dans le volcan en fusion d’un four à coke de l’usine Cockerill à Seraing. Il fait nuit. Mais, les flammes hurlent. Et, ces ouvriers du monde des ténèbres s’agitent pendant que le monde est endormi.

 

Ronde de nuit de Jean-Claude Riga

 

Ronde de nuit, c’est un tableau vivant. Sans fioriture. Les visages usés par le temps adressent des regards perdus. Les hommes sont des machines qui ne s’arrêtent plus. Les gouttes de sueur et de crasse s’effondrent sur leur front déjà dégarni. Les mains noircies et brûlées par les mégots consumés tapent la carte quand c’est permis.

Le film s’articule comme une ronde où les danseurs vont et viennent au rythme des raclements de pelles, des machines qui grincent, des sirènes qui résonnent. Le Paris s’éveille de Jacques Dutronc en fond. Les ouvriers défilent devant la caméra sans s’adresser à elle. Riga capte, ici et là quelques bribes de leurs conversations d’outre-tombe, avec leurs « ça n’va nin », avec leurs revendications, leurs joies, leurs peines.

Ce documentaire est incroyablement puissant. Il nous replonge dans ce vieux château fort, aujourd’hui déserté et envahi par la végétation, un fantôme qui se fond dans le décor. Riga ne cache rien et nous voilà à côté de ces hommes, de ces travailleurs qui répètent inlassablement les mêmes gestes parce que l’important, « c’était d’aller travailler », comme dirait Mariano.

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