Tomas Leyers, conservateur de CINEMATEK

Cinergie : Vous êtes devenu conservateur ad interim juste avant la crise du COVID, comment avez-vous appréhendé cette mission?

Tomas Leyers : Depuis 2014, je faisais partie du conseil d’administration de l’institution. Et dans celui-ci, d’un sous-ensemble avec qui nous travaillons de manière plus rapprochée avec le conservateur. Cela faisait donc un petit temps que je m’impliquais dans le fonctionnement de la Cinematek. Juste avant la pandémie, j’ai remplacé l’ancien conservateur qui souffrait de problèmes de santé, dans une mission temporaire d’abord. Mon idée, c’était de retourner à la production après cet intérim. Mais petit à petit, la fascination a pris. Quelques mois plus tard, lorsque l’annonce a été publiée, j’ai déposé officiellement ma candidature. C’est un peu comme les films de mafieux, once you’re in, you can’t get out ! [rires]

Cinergie : Et comment avez-vous réagi face à la fermeture des salles?

Tomas Leyers : C’était très complexe. Notre activité de programmation a été fortement impactée, nous avons dû jongler avec les mesures gouvernementales, mais en même temps il fallait continuer à archiver, vérifier, conserver. Après la réouverture, les jauges montaient, descendaient, jusqu’à ce qu’on nous impose la fermeture [en décembre 2021, NDLR], et là ça n’est pas passé, nous avons réagi. Dans le même temps, ce rythme de travail m’a permis d’appréhender plus doucement mes fonctions, et ce n’est que maintenant - après quasiment trois ans - que je maîtrise vraiment toutes les missions liées à notre fonction.

Cinergie : Quelles sont-elles, justement, ces missions?

Tomas Leyers : Vous avez quatre heures? [rires] En bref, nous conservons les films et nous les rendons accessibles au travers d’une programmation active, mais aussi à des fins de recherche. Dans ce cadre, Cinematek dispose également d’une vaste collection de matériel lié aux films [affiches, matériel promotionnel, objets, etc., NDLR]. Et cela nourrit nos équipes de programmation, pour remettre un contexte, créer des cycles et des thématiques.

L’activité de conservation est elle-même extrêmement importante. Elle n’est pas du tout figée, comme on pourrait le croire, car nous devons sans cesse nous adapter. La pellicule est un objet qui évolue dans le temps, et qui nécessite des techniques de conservation bien précises. Nous avons des formats nitrate, acétate, et polyester bien sûr, mais aujourd’hui nous avons également une collection numérique qui grandit de plus en plus. Donc aujourd’hui, on gère en réalité deux archives. Et avec l’évolution technologique, c’est une évolution constante que nous devons suivre.

Cinergie : Combien de films cela représente-t-il?

Tomas Leyers : On a environ 1,2 million de bobines, tous supports confondus. En titres uniques, entre 75 et 80.000 films. Si l’on devait comparer avec un catalogue de streaming, cela représenterait 15 ou 16 fois l’ensemble des films disponibles sur une plateforme. Cela n’existe nulle part ailleurs. On a l’impression qu’avec le streaming, tout est accessible, mais on est toujours limité par un catalogue. Ici, on peut tout voir. Sauf qu’il faut un projecteur, car c’est sur pellicule le plus souvent.

Cinergie : Construire une programmation à partir d’un tel catalogue, comment cela se passe-t-il?

Tomas Leyers : Nous avons la chance de compter parmi nos équipes des gens très talentueux, qui ont une connaissance du cinéma incroyable. Chacun·e avec son propre focus. Ne jouez pas contre nous à un quizz cinéma ! Pour construire les programmes, ces équipes ont accès au catalogue complet et vont directement piocher dans les rayons. Parfois, c’est même pour découvrir des films qu’ils ne connaissent pas du tout, et c’est souvent une belle surprise. Dès lors, on essaie de prévoir une séance de visionnage, afin d’examiner la copie. Car oui, il est important de souligner que programmation, conservation et restauration travaillent ensemble. Il y a parfois des films qu’on ne peut pas montrer en l’état, mais qui viendront s’ajouter plus tard. Notre ambition, c’est de montrer l’intégralité de notre catalogue, non seulement parce que l’on souhaite partager ces films à de nouvelles générations, mais aussi parce que cela fait partie de notre travail de gestion de collection.

Cinergie : Par rapport à ces nouvelles générations, comment votre public a-t-il évolué ces dernières années?

Tomas Leyers : De mon côté, je n’ai pas vraiment connu la période pré-COVID, si ce n’est en tant que membre du bureau. Mais une chose est sûre, c’est qu’après les réouvertures, nous sommes retournés très rapidement à nos chiffres d’avant la pandémie, bien avant les autres salles. C’était clair qu’une certaine jeunesse avait retrouvé le chemin du cinéma de patrimoine. Je pense que c’est aussi lié au temps que nous passions devant un écran pour le travail, l’école. Lorsque tu vois un film, toujours derrière ton écran, tu en as marre. L’adhésion à Cineville nous a également apporté beaucoup de nouveaux publics. On voit maintenant un nouveau public qui veut prendre des risques, découvrir de nouvelles choses, et cela les emmène chez CINEMATEK. Eux, mais aussi leurs amis, et nous voyons débarquer de nouveaux amateurs de cinéma, pas forcément cinéphiles.

C’est amusant, car lorsque l’on me demande ce que je fais, et que je réponds “Conservateur de CINEMATEK”, presque toutes les personnes bruxelloises que je rencontre ont un souvenir lié à l’institution. Il y a beaucoup d’amour pour celle-ci.

Cinergie : Et comment le cinéma belge s’inscrit-il dans ce projet aujourd’hui?

Tomas Leyers : À de nombreux niveaux. Nous sommes le dépôt légal de tous les films belges ou coproduits, mais nous invitons les cinéastes à déposer leurs films dans l’ensemble. Aujourd’hui, presque tous les pays européens ont leur cinémathèque, mais à l’époque de la fondation, des gens comme Jacques Ledoux étaient visionnaires. Notre mission s’est dès lors réorientée vers la préservation du cinéma national, sa conservation et sa restauration. Notre belgitude se ressent également dans le conseil d’administration, où siègent notamment Luc Dardenne, Fien Troch, Stijn Coninx, Joachim Lafosse, Jacqueline Aubenas et bien d’autres professionnels du cinéma belge, et cela guide également notre approche. Cela dit, nous ne vivons pas au même rythme que le reste du monde du cinéma. Ici, on essaie de travailler sur le long terme, sur des découvertes et des redécouvertes, sans pour autant se détacher des réflexions sociétales d’aujourd’hui. On a par exemple eu la chance d’avoir pu mettre en avant le travail de Chantal Akerman, réalisatrice belge, grâce à la nomination de Jeanne Dielman dans Sight & Sound, c’était une surprise totale! Cela a eu un effet très dynamisant pour la restauration de sa collection, un travail qui avait déjà été amorcé de son vivant par mon prédécesseur et Chantal elle-même.

Cinergie : Quels sont vos défis à l’heure actuelle? La collection continue de s’agrandir…

Tomas Leyers : En effet. La collection analogique, les bobines, on n'en reçoit plus beaucoup. Mais on reçoit néanmoins des films du monde entier, et on essaie de les accueillir. Sauf les archives familiales, même si je trouve cela dommage, car elles ont une vraie valeur anthropologique, mais ce serait impossible. Nous n’avons pas la capacité de stockage. Quand j’ai été nommé conservateur, j’ai écrit une note stratégique expliquant que nous avions besoin d’un nouveau centre de conservation. Nous avons la possibilité d’améliorer les conditions de conservation des collections, de réduire la consommation énergétique de celles-ci, et peut-être même de recevoir du public. Dans mes rêves, un accueil du public serait idéal, montrer que le film est tactile aux plus jeunes pour qui un film n’est plus que de l’information, ce serait très intéressant. Mais je sais que la réalité est là. Et avec les moyens modestes que nous recevons, on fait de notre mieux. Chez nos voisins du Nord, il y a le EYE Museum. À Paris, c’est La Cinémathèque française. Ici, notre dépôt d’archive, c’est presque Walking Dead, alors que notre collection est tellement plus grande! Avec plus de moyens, on pourrait faire tellement plus, c’est clair.

Cinergie : Pour terminer, auriez-vous des petites anecdotes à nous partager?

Tomas Leyers : Bien sûr. Ce que j’aime, c’est la saveur de cette collection. Bien sûr, nous avons Jeanne Dielman, mais saviez-vous que dans nos collections se trouve également le dernier inter-négatif de Citizen Kane au monde? Pour la petite histoire, c’est grâce à Jacques Ledoux qui récoltait les copies non utilisées par les labos pour les conserver ensuite. Suite à un grand incendie à Hollywood, toutes les copies ont disparu… sauf celle-ci. Et c’est ce genre d’histoire qui fait tout le sel de ce métier.

Il y a d’autres histoires bien entendu, mais je ne peux pas tout vous dévoiler!