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Philippe Moins écrit Raoul Servais

Publié le 01/02/2000 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

C'est un superbe livre que Philippe Moins a consacré à Raoul Servais, notre cinéaste d'animation le plus connu. Retraçant son itinéraire de ciné-peintre avec une précision qui doit beaucoup à la longue amitié qui le lie au réalisateur de Chromophobia. L'ouvrage est écrit avec un style alerte qui en fait un vrai bonheur de lecture.

Philippe Moins écrit Raoul Servais

Entretien avec Philippe Moins 

Depuis que je connais Raoul Servais - et ça fait maintenant quelques années - ce qui m'a toujours fasciné c'est sa passion pour le cinéma d'animation, qui remonte à la petite enfance et qui s'est maintenue envers et contre tout et a construit sa vie. Ce que des gens comme moi comprennent fort bien parce qu'on a été mordu par le même virus. La différence étant que Raoul a développé cette passion à une époque difficile, dans ce climat de mystère et de secret qui entourait l'animation, un peu comparable à celle des débuts du cinéma. Dans l'animation, le côté magique des débuts c'est maintenu jusque dans les années cinquante. A l'époque, en Belgique, au niveau film d'auteur il n'y avait rien. Au niveau commercial, il y avait des velléités qui se soldaient presque toujours par des échecs assez cuisants. Au départ, Raoul voulait d'abord apprendre le métier, c'est la raison pour laquelle il a été aux studios Rank, à Londres, qui, malheureusement, avaient fait faillite entre-temps. Il a mis des années à découvrir des choses qu'on apprend maintenant en première année à La Cambre. Ce qui m'a intéressé - au-delà de l'aspect biographique - c'est cette question du secret de l'animation. Il y a une grande différence entre les pays anglo-saxons et les pays latins. Pour ces derniers l'animation était une chasse gardée dans leurs studios. A l'inverse des Etats Unis où dès les années vingt, après les tentatives de breveter certaines inventions techniques - il y a eu des procès retentissants mais finalement tout ça s'est effondré - on a considéré que ça relevait du domaine public (en tout cas le principe de l'animation, l'utilisation des cellulos, etc.) Dès les années vingt, il existait un livre en anglais qui expliquait les grands principes de l'animation.
Maintenant on dispose d'Internet mais à l'époque, Raoul avait l'impression d'être seul et qu'il devait tout inventer ou réinventer. Raoul est l'un de ceux qui s'est accroché et dans une direction tout à fait artistique. Beaucoup d'autres à sa place auraient renoncé devant l'immensité de la tâche et c'est vrai qu'une caméra 16mm représentait pour lui des mois de salaire. Il s'est donc mis à économiser pour l'obtenir. Lorsqu'il l'a eue, il n'avait encore rien car il faut un banc-titre etc. Tout était extrêmement compliqué. Raoul étant de gauche, proche du BSP flamand, c'est Voruit qui lui a fourni ses premières commandes., comme l'hebdomadaire Germinal. Ils faisaient des bédés et des illustrations bien que le genre ne l'attirat pas énormément, ayant étudié les Arts déco à l'Académie de Gand.
  
Pour la fresque du casino d'Ostende, un travail de commande et d'exécution, il n'a pas un très bon souvenir de son travail avec Magritte, personnage égocentrique et autoritaire qui n'appréciait pas tellement qu'un jeune freluquet comme Raoul vienne lui dire : " Je trouve que ces deux couleurs-là ne vont pas bien ensemble ". Il y avait beaucoup de chance pour qu'il ait raison, d'ailleurs. A côté de ça, il réalise beaucoup de fresques dans son style à lui, influencé par Labisse, Picasso et Matisse, dans une optique très décorative.
Avec Havenlichten, présenté au festival d'Anvers, il obtient le premier prix du film d'animation. mais qui est un succès purement local. Pendant très longtemps, jusqu'au milieu des années soixante, Raoul a vécu dans un microcosme : le milieu belge.
 

Chromophobia 

J'ai vu Chromophobia il y a fort longtemps, j'étais encore adolescent et j'avais vraiment adoré ce film. Il m'a donné envie de m'occuper d'animation. J'aimais bien l'aspect formel qui fonctionnait dans ce film, il n'y a pas une seconde de trop, tout est hyper-cadré, il y a une utilisation des signes qui est fascinante. Je suis revenu après à la thématique pacifiste. A première vue, elle peut paraître un peu bateau, mais quand on discute avec lui on se rend compte à quel point ce film est une sorte de cristallisation de tout ce qu'il a vécu dans sa jeunesse : le 10 mai 1940 et les quelques semaines qui ont suivi, avec l'exode, etc. Il s'est trouvé dans des situations assez épouvantables en tant que fugitif. Et puis il a vécu la guerre avec l'impression que l'Allemagne avait gagné. Si l'on fait l'effort de se représenter l'époque, on comprend mieux et un film comme Chromophobia s'éclaire d'un jour différent. C'est une façon de transformer avec des figures géométriques, du son, des images animées, toute une expérience de vie, le passage de l'enfance à l'âge adulte.
 

Goldframe

C'est un de ses rares films parlants, mais il utilise la parole comme un matériau et non pour sa signification. Ce qui est important, c'est le ton utilisé, l'accent, la langue et pas tellement ce qu'ils véhiculent. Avec To Speak, ce sont les deux incursions de Raoul dans le parlant. Dans tous les autres films il y a beaucoup de son, de musique mais pas de paroles. C'est en partie autobiographique. Avec Chromophobia et Goldframe, à partir des années septante, il atteint une sorte de perfection. Il est en pleine possession de ses moyens. Après, il a fait tout autre chose et c'est tout à fait à son honneur.
 

Opération X70 

Il avait une quarantaine d'années au début des années septante, il pouvait être à la fois scandalisé, comme nous on pouvait l'être, mais avec cet élément biographique supplémentaire que lui savait ce que c'était que la guerre. S'il ne connaissait pas le napalm, il connaissait les bombes au phosphore. C'était un retour à ce moment clé de sa vie que sont les quatre années de guerre. Les gens de cette génération-là se sentait doublement concernés. C'est un film qui a un message clair - bien que ce ne soit pas un film militant, ce que Raoul n'a jamais fait - et en même temps, il y a une forme intéressante et une parfaite adéquation entre cette forme et le propos. Chez Raoul, il y a toujours eu cette grande capacité à trouver la forme adéquate même avec des moyens très limités et à trouver aussi les bons collaborateurs, la bonne technique, le bon style. C'est une manière de se remettre en question pour chaque film qui part plus de sentiments ou de sensations que d'une décision intellectuelle. C'est un humaniste. Il raconte qu'il dort toujours très mal et dans des périodes de veille ou de rêves éveillés il lui arrive des impressions, des sensations qui servent de point de départ de ses films. Ça se sent très fort dans tout ce qu'il fait.
 

Pegasus  

C'est une expérience terrible qu'il a vécue. Il habitait à Ostende, avait acheté une ferme délabrée et avait comme voisin un vieux paysan très pauvre. C'était quelqu'un de très intègre, avec des problèmes d'argent. Il possédait un cheval, une vache, un cochon, l'agriculteur tout à fait traditionnel. Et ce vieil homme a eu besoin d'argent et a vendu son vieux cheval et, l'ayant regretté, il s'est pendu. Ça a terriblement marqué Raoul. Quand il en parle, on voit que c'est un épisode qui le touche encore maintenant et Pegasus en est la transposition. C'est l'histoire d'un maréchal ferrand qui se sent paumé par l'évolution de la société et se met à délirer avec ses espèces d'animaux métaphysiques. Raoul compare ça aussi à la visite qu'il avait faite à l'époque aux studios Disney qui étaient en crise, les gens étaient au chômage technique - parfois des animateurs prestigieux qu'on laissait moisir au chômage. C'est un moment clé de sa vie. C'est donc un film charnière.
 

Harpya

Ça l'ennuie quand on dit que c'est un film misogyne. Il dit : " j'aime beaucoup les femmes. " Ce dont je ne doute pas. Et pourtant la misogynie est l'impression qu'on a en voyant Harpya mais il n'aime pas qu'on reste sur cette impression-là. C'est un film de transition. Il y a une rupture sur le plan esthétique mais sur le plan de l'esprit ça reste un film à gag, un peu cartoon.

La servaisgraphie

Ce qu'il n'aimait pas dans le dessin animé, c'est que, d'un côté, on avait le décor qui ne bougeait pas et de, l'autre, les personnages. Et qu'il y avait une très grande différence entre la façon de traiter les personnages et de traiter les décors.. On pourrait analyser tous ses films sous ce biais- là : il a toujours eu la volonté de créer une symbiose entre le décor et les personnages et de faire en sorte que ceux-ci appartiennent au même univers que le décor. Il a donc toujours été intéressé par des techniques d'incrustation. La servaisgraphie est au fond une technique d'incrustation, avec un réalisme photographique - qui n'est pas vraiment du réalisme - élaboré. Harpya inaugurait un style intéressant , un peu saccadé. Il avait trouvé quelque chose et il l'a fait breveter. Et puis est arrivée cette idée de faire un long métrage produit par Pierre Drouot et petit à petit il a été happé par cette production du long où l'on a fait de sa technique autre chose qui gommait un peu les aspérités et les aspects artisanaux de ce style qui lui était propre. C'est sans doute de là qu'est née la déception que certains ont ressenti avec Taxandria. On ne trouvait pas la servaisgraphie puisque pour le film ils sont retournés à un côté plus traditionnel.

Taxandria

Lorsque j'ai vu le film, j'ai d'abord été très déçu. Ça donne l'impression d'un film fait de bric et de broc, où l'on a essayé de recomposer des morceaux hétérogènes en essayant de faire des liens.

Et puis, je me suis rendu compte que Raoul était sûrement aussi déçu que nous par son film. Et j'ai compris que si on dépassait ce premier constat on retrouvait malgré tout ce qui se trouve à l'état embryonnaire dans d'autres films et qui sont poussés plus loin dans Taxandria. Dans toutes les séquences oniriques, il y a de la servaisgraphie. Et elles donnent une idée du film qu'il aurait pu faire si on l'avait laissé faire ce qu'il voulait.
Les producteurs avaient peur de faire un film d'animation. On a l'impression que pour eux c'était quelque chose d'obscène. Ils ont tout fait pour camoufler le côté animation du film.
Dans un film en prises de vues réelles, aussi storyboardé soit-il, il y a toujours une part de hasard. En ce sens, Taxandria reste un film d'animation même si ce ne l'est pas au sens strict puisque rien n'a été laissé au hasard et, tout est fabriqué image par image.
Raoul savait dans quel engrenage il mettait les doigts mais tout réalisateur d'animation a toujours envie de faire un long métrage parce qu'on a davantage de reconnaissance auprès du public. 

 

Papillons de nuit

Au départ, il avait voulu partir de l'univers de Paul Delvaux et pour une raison très pragmatique il y a renoncé en constatant que les peintures de Delvaux n'offraient pas assez d'éléments pour bâtir une histoire. La façon dont Delvaux cadrait ne fonctionnait pas bien dans un film narratif. Papillons de nuit marque le retour à la servaisgraphie et sa première vraie mise en application.

Conclusion

Raoul est un exemple pour les gens qui font ce métier parce qu'il a eu une ténacité incroyable et il l'a toujours. C'est quelqu'un qui a toujours eu envie d'éviter à ceux qui le suivaient de perdre du temps comme lui. Il doit regretter d'avoir passé tellement de temps à apprendre son métier. Ça doit être une des raisons fondamentales qui lui ont fait poursuivre l'enseignement. Au départ c'était quelque chose qui le faisait vivre mais il tient toujours à l'aspect pédagogique, à la transmission de l'expérience qu'il a acquise. Les animateurs sont plutôt introvertis et lui n'a pas ce côté intérieur, il communique facilement son savoir. 

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