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L’homme à moitié dégelé d'Anne Deligne et Daniel De Valck

Publié le 01/11/2016 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Le charme d’une certaine démarche documentaire est de nous faire découvrir, derrière l’image fantasmée d’un lieu lointain et des hommes qui y vivent, une réalité complexe et ancrée dans le vivant qui dépasse nos préjugés et rompt avec les chromos faciles d’un exotisme carte postale.

L’homme à moitié dégelé d'Anne Deligne et Daniel De Valck

Sibérie m’était contée

Le dernier film de Anne Deligne et Daniel De Valck, l’Homme à moitié dégelé, est exemplaire d’un tel souci, d’un tel désir de nous faire partager une expérience, ici leur découverte très personnelle de la Sibérie, en pariant sur les surprises et les hasards d’une aventure cinématographique née de leurs rencontres et des émotions qu’elles entraînent.
Là ou d’autres films nous avaient dépeint une Sibérie attendue et carcérale, à l’humanité abâtardie survivant péniblement sous des tonnes de neige, de solitude et de passé totalitaire, l’Homme à moitié dégelé nous entraîne au plus passionnant d’une utopie. Pays des petits enfants de déportés et d’exilés, de penseurs et de marginaux, la Sibérie de Deligne et Devalck est d’abord une communauté de créateurs, d’artistes et de rêveurs. Prenant prétexte de la vie musicale pour aller au devant de l’autre, l’Homme à moitié dégelé nous fait connaître des femmes et des hommes passionnés et passionnants qui, loin des pragmatiques contingences de l’argent, se livrent tout entier au plaisir du chant et de la musique. Et c’est toute une tradition collective et artistique qui progressivement surgit là ou on ne l’attendait pas.
Mais au-delà de cette approche affective et sensible qui étonne autant qu’elle émeut, l’intérêt, la pertinence même du film de Deligne et Devalck est dans la facture de sa réalisation. Filmé et monté par petites touches impressionnistes, il propose une écriture toute en nuances, faite de poésie et d’instants fragiles où le spectateur pénètre lentement. L’art de ces deux réalisateurs réside dans cette façon subtile de nous faire découvrir, puis partager leur point de vue sans en avoir l’air. Ainsi ces plans de rue à Tomsk, ainsi ces paysages enneigés, ces maisons de bois à l’architecture splendide dépassent la simple nécessité du descriptif, du situé. Chaque fois ils sont l’espace que parcourent et habitent les différents personnages de l’Homme à moitié dégelé. Et entre les paroles, les chants, les histoires qu’enregistrent Deligne et Devalck et ces paysages incarnés, comme imprégnés de présences invisibles, se tissent les fils d’une vie de groupe dont le film est le reflet chatoyant.
Et cette impression se voit renforcée par une référence au passé de la Sibérie. En effet Deligne et Devalck ont eu cette trouvaille de « commenter » leur film en citant des extraits de récits de voyage et de captivité d’écrivains et d’intellectuels des siècles passés. Suivant un juste dosage, ils font alterner les voix du présent et la mémoire de ceux qui vécurent et façonnèrent ce pays.
Alors au détour d’une séquence où un professeur de musique accompagne au piano l’une de ses élèves, la caméra s’arrête sur un visage, saisit un regard qui vient de loin, qui vient précisément de ce passé difficile et intense, et c’est magique.
Et on aimerait que plus souvent le cinéma nous donne à vivre cette magie des instants rares qui abolissent les distances et nous restituent comme une valeur essentielle la diversité et la richesse des hommes et des femmes qui sont de quelque part tout en étant du monde de par la grâce du cinéma.

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