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Tant que chanteront les constructeurs de navires de Jan Vromman

Publié le 12/04/2011 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Bienvenue à bord

Il aura fallu plus de dix ans pour que le film de Jan Vromman, Tant que chanteront les constructeurs de navires connaisse une édition sous-titrée en français et que le public francophone puisse découvrir une œuvre majeure tant par l’ampleur de sa réalisation que par la charge émotionnelle et critique de son propos.

Authentique tragédie née d’un monde industriel sur son déclin, le film de Jan Vromman commence très simplement. Un matin de 1995, il apprend par la radio que Boelwerf, gigantesque chantier naval au nord de la Belgique, est occupé par ses ouvriers menacés de perdre leur emploi suite à l’annonce de la fermeture de l’entreprise. Il décide de s’y rendre pour comprendre ce qui se passe et se retrouve happé, bouleversé par ce qu’il découvre. Car ce qui est en train de disparaître, ce sont des emplois sans doute, et une certaine conception du travail, mais c’est avant tout un monde, une forme de vie, celle de milliers d’ouvriers qui non seulement vont perdre leur travail, mais surtout se perdre les uns les autres. Ce qu’il y a de terrible, voire d’inacceptable dans cette mort annoncée par la fermeture du chantier naval, tient dans cette disparition de liens, de savoirs, de réalisations, de créations. Pour Jan Vromman, il y a une injustice tellement banale dans ce que suppose la fin de cette communauté, de cette solidarité d’un travail fait ensemble, qu’elle appelle une réponse. Elle sera cinématographique.

Dès sa première visite aux grévistes, Jan Vromman filme. Au-delà du démantèlement d’une classe ouvrière travaillée au corps par ses contradictions syndicales, ce qu’il filme dans un premier temps, c’est la fin d’un ordre social et économique que sanctionne cette occupation du chantier naval. Et c’est elle qui va devenir le point de départ, le creuset affectif d’une incroyable saga où Jan Vromman, décidant de raconter l’histoire de Boelwerf, de sa naissance à sa disparition, se lance à l’assaut du passé pour mieux nous faire voir ce qui, aujourd’hui, se cache dans l’ombre de ces navires démesurés aux proportions inhumaines, et voués à la ferraille.

Se mettant résolument en scène pour assumer cette part de subjectivité qui doit faire de son ignorance, une force, Jan Vromman, avec une naïveté sans faille qui fait les grands enquêteurs, construit son film comme il déroule les différentes époques du chantier naval. Croissance, épanouissement puis débâcle rythment le film qui se compose de trois volets aux titres on ne peut plus clairs : Champagne, Ivresse et Gueule de bois.

D’une durée dépassant les quatre heures, Tant que chanteront les constructeurs de navires donne au temps historique et au temps narratif toute leur importance. Jamais ennuyeux, toujours passionnant, il nous fait pénétrer minutieusement les arcanes de ce qui constitue la chair des peurs qui modèlent notre présent. Jouant la carte de « la partie pour le tout », se limitant à ce qui se trame dans la faillite de Boelwerf, il dénoue, avec une intelligence à toute épreuve, les multiples ramifications de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler mondialisation. Terme réducteur pour une machine de guerre d’un conflit dont nous faisons aussi partie, Jan Vromman ne l’ignore pas, et ce n’est pas le moindre des mérites de son film que de poser la question des responsabilités au-delà de ce face à face trop simpliste du patron et de l’ouvrier.

D’un parti pris évident et hautement salutaire, les sympathies de Jan Vromman vont aux ouvriers et aux navires qu’ils construisent, son film énonce, dénonce et remet en question la texture même de nos existences malmenées. Loin de tout manichéisme, sans didactisme outrancier, il élabore une critique de la réalité, une façon de la comprendre qui restitue à chaque personne rencontrée, interrogée, écoutée sa façon de voir et sa dignité face à la catastrophe.

Difficile ici de dire toutes les trouvailles scénaristiques qui dynamisent le film. De ces drôles de chansons écrites pour le film et que ponctue la musique mélancolique de la fanfare de l’entreprise, de ces allers-retours entre les minutes esseulées des chantiers désertés et les riches heures des constructions navales, de cette mémoire toujours vive des luttes et du travail mêlant les moments de joie à ceux de colère ou de fierté, Jan Vromman tisse les écheveaux d’une histoire sociale et politique qu’il veut à la première personne, celle de tout un chacun, celle qui conjugue le « je » en un « nous » qui nous appelle.

Tant que chanteront les constructeurs de navires est un film formidable et essentiel, un moment vrai et profondément attachant dont on ressort changé comme grandi. Si conter la trajectoire de Boelwerf pouvait ouvrir au pessimisme, la parole de Jan Vromman en annule ce banal défaitisme car elle est celle d’un rebelle auquel on s’associe sans l’ombre d’une hésitation.

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