La grande évasion
Vers la fin des années cinquante, pendant notre puberté, le cinéma représentait la grande évasion loin de l'ennui de la classe. Chaque mercredi après-midi, le balcon de la salle des fêtes de l'école était transformé en un étouffant cinéma. L'atmosphère y était frénétique et lubrique. L'image gondolait dans les coins du "drap blanc", qui était fixé au parapet avec des cordes. Juste en dessous pendait un haut-parleur colossal qui laissait tomber sur nous à plein tube les coups de sabots des chevaux. Car c'était l'époque des westerns : ceux de Ford, de Walsh et de Wellman, ceux des années 30 et 40. Peu importait qu'ils fussent nouveaux ou vieux, nous nous laissions simplement emporter. Il n'y avait pas de télé à la maison et les ciné-clubs avec présentation n'existaient pas encore. Nous consommions simplement "à l'état brut". Tous ces films avaient une chose en commun : se battre, se battre et encore se battre. Comme dans les films de pirates avec Errol Flynn et les films coloniaux, dans lesquels les soldats anglais, vêtus de leurs resplendissants uniformes rouges, enseignaient le respect pour la "Couronne britannique" aux Indiens. Magnifiques étaient aussi ces Ecossais, combattants de la liberté, qui se jetaient en kilt sur les Anglais dans des vallées vertes, inondées de soleil. Il ne faisait ni pluvieux ni brumeux dans ces films, le soleil y brillait toujours. Bien sûr, il y avait aussi les inoubliables trois mousquetaires, agiles et courtois mais jamais brutaux. Ils tombaient des arbres tels des noix de coco. Les couleurs de ces films étaient éclatantes, mais on n'y apercevait jamais le moindre flot de sang. Les dames de Louis XIII étaient prudes et hautaines. A l'époque, on ne nous montrait pas les "baisers de cinéma". Ils étaient probablement pendus au mur de la cabine de projection. Les combats entre ces héros s'amplifiaient dans notre imagination et ils continuaient encore pendant des jours et des jours dans la cour de récréation.
Le cinéma est devenu le grand antidote. La lumière par-dessus les montagnes. Le pays de la liberté. Puis est venue, au début des années 60, la découverte des essais sur le cinéma du critique allemand Fritz Kempe qui parlait de bons bons films, de bons mauvais films et même de mauvais bons films. Il parlait en juge. Soudain, le cinéma semblait être une affaire sérieuse. C'en était fini de l'assaut des chimères. Le cinéma était devenu un art. La Strada, The Third Man et les films d'Ophuls, ces films qu'on ne nous montrait pas à l'époque, c'étaient eux les vrais films. Le reste fut rangé dans la boîte des rêves d'enfants. Et puis, un après-midi de la fin de 1963 ou du début de 1964, dans une salle presque vide du cinéma Vendôme à Anvers, j'ai vu 8 1/2 de Fellini. C'était la même expérience "à l'état brut" que quelques années auparavant. J'étais entraîné dans une autre dimension. Ici, il ne s'agissait plus du bien ou du mal, j'éprouvais quelque chose d'inexprimable. Ce film dépassait le jargon de maître d'école très restreint du critique. Ils se produisait ici quelque chose qui n'était possible avec aucun autre média : je n'étais pas dans un rêve, mais je circulais dans un état amoureux où chaque seconde était pur plaisir et dont on veut qu'il ne finisse jamais. Cependant, c'était un film qui m'échappait aussi, et c'est cela qui a rendu l'expérience si fascinante. Je regardais comme un acteur et je jouais le rôle d'un spectateur. Quand j'ai quitté le Vendôme, le monde avait l'air différent, il n'avait pas l'air plus blanc comme dans le film de Fellini, mais la puissance de ce chef-d'oeuvre injectait la même adrénaline dans mes veines que les pirates et les cow-boys du mercredi après-midi à l'école. Et cet après-midi-là, j'ai su que ce rêve de film génial m'aiderait à franchir le pas, à travers la peur et l'incertitude, vers ce que je voulais vraiment : faire des films.