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Jean-Marie Degesves

Jean-Marie Degesves

Décédé le 30/11/1998

Métier : Réalisateur

Filmographie

Du Bout des lèvres

Du Bout des lèvres

Réalisateur(-trice)
fiction
1976
 

Le déclic...

Jean-Marie Degesves

Quand la chenille se métamorphose en papillon...

Je devais avoir cinq ou six ans (c'était au début des années 50), quand mon père m'a emmené pour la première fois au cinéma. Si j'ai oublié le titre et l'histoire de ce premier film, je me souviens par contre d'un épouvantable personnage à la barbe noire. Je le vois encore planter son poignard dans le corps de sa victime. Effrayé, j'ai quitté la salle, à la grande surprise paternelle. Le cinéma m'avait d'abord révélé un univers où l'illusion pouvait avoir plus de poids que la réalité. Un autre événement allait m'influencer en me faisant vivre une joie très intense, alors que je sortais à peine de l'enfance : l'éclatement de l'espace, le grand écran CinemaScope... Des horizons plus vastes que ceux d'une petite ville de province calme, trop calme... Le directeur du Palace avait excité ma curiosité en vantant sa nouvelle installation : grand écran, haut-parleurs latéraux, plusieurs pistes sonores, nouveaux projecteurs avec objectif CinemaScope... Bref, à l'en croire, un spectacle hors du commun allait me marquer à tout jamais ! Cette véritable révolution devait avoir lieu après l'entracte. (Il faut peut-être rappeler qu'à l'époque, un programme comprenait deux longs métrages. Celui que l'on appelait le "grand film" était projeté après l'entracte). J'assistai donc à la projection du complément sur "écran normal" en pensant déjà à l'étincelle qui allait m'éblouir dans un peu plus d'une heure et demie... Entracte... L'aiguille de la grande horloge murale tourne décidément trop lentement... Sonnerie... Retour dans la salle... Noir... Projection... Quelle déception ! Aucune différence entre l'écran normal et le CinemaScope !... Il faut dire que la deuxième partie du programme commençait par un documentaire présentant le Professeur Chrétien. Mon emballement m'avait fait croire qu'un documentaire sur l'inventeur de l'anamorphose devait avoir été tourné avec son fameux objectif CinemaScope. Heureusement, avec les premières images et les premiers sons de la Tunique, mon désenchantement céda vite la place au plus palpitant ravissement qu'il m'ait été donné de vivre jusqu'à ce jour. Je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles. Peut-être peut-on imaginer événement analogue dans le monde animal quand la chenille se métamorphose en papillon... Aujourd'hui, encore, je vibre quand je me souviens avoir retrouvé Victor Mature, quelque temps après, dans les Gladiateurs !... Et la Rivière sans retour ! Et, contrairement au pénible sentiment d'irréversibilité que m'avait suggéré ce titre, quel bonheur était le mien à chaque retour de Marylin dans un nouveau film ! Encore une petite étincelle... Mon père connaissait le projectionniste du Palace. Il obtint sans peine l'autorisation de visiter la cabine de projection. Je n'avais jamais, avant de faire connaissance avec ces projecteurs, rencontrer de machines vivantes... Cabine de projection ! Le mot "cabine" me paraît aujourd'hui d'une telle platitude pour suggérer ce qu'était ce théâtre du merveilleux dont le magicien était un petit homme aux cheveux courts et noirs, aux yeux rieurs plantés dans un visage lumineux et dont le cache-poussière gris était pour lui, simple projectionniste, un manteau de roi... Je m'en veux de ne pouvoir me rappeler son nom car il mérite de figurer dans la petite histoire du cinéma !... Et, comble de plaisir, je ne suis pas sorti de ce conte de fées les mains vides : j'ai reçu des bouts de pellicule avec la promesse de m'en voir offrir davantage à l'occasion de ma prochaine visite... Une fois rentré à la maison, je plaçai les précieuses images entre une ampoule électrique et la loupe que j'avais empruntée à mon père et, vous me croirez ou non, j'ai eu l'impression que les acteurs se mettaient à jouer ! Le lendemain, j'ai perfectionné le système : je me suis emparé d'une boîte de carton, j'ai découpé une fenêtre aux dimensions de l'image, j'ai fixé un petit couloir permettant à la pellicule de glisser, j'aurais peut-être pu faire breveter mon système D pour soutenir la loupe devant la pellicule, par contre le chef des pompiers m'aurait certainement contraint à modifier le fixation du soquet dans la boîte en carton ainsi que la puissance de l'ampoule... Je venais de fabriquer mon premier projecteur qui ne valait pourtant pas le petit projecteur 35 mm à manivelle que mon cousin avait reçu pour la Saint-Nicolas et qui faisait sa fierté. Laissant au vestiaire ma conscience ordinaire, je m'hypnotisais au point de me faire croire que j'avais le pouvoir, pour mon grand plaisir, de distordre le temps et que, d'un bout de pellicule de quarante à cinquante cm de long glissant dans le couloir d'un projecteur de fortune, je pouvais faire un long métrage... Oui, dans ma cabine de projection qui était aussi ma salle et mon studio, à la fois acteur, metteur en scène et projectionniste, je me faisais mon cinéma...

Jean-Marie Degesves