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Interview de Jérémie Degruson – nWAVE – Les Inséparables

Publié le 19/12/2023 par Malko Douglas Tolley et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Après une trentaine d’années d’existence, le studio d’animation nWave, dont les locaux sont situés à Bruxelles, vient de sortir son dernier long métrage d’animation au cinéma, Les Inséparables (2023). Disposant d’une renommée mondiale depuis la sortie de Fly Me To The Moon en 2007, ces spécialistes de l’animation sont qualifiés de nouveau « Pixar Made In Belgium » à chaque sortie de film. D’ailleurs, Bigfoot est le premier film d’animation européen à avoir bénéficié d’une diffusion sur la plateforme Netflix outre-Atlantique. Cinergie.be a rencontré le réalisateur phare de nWave, Jérémie Degrusson. Ce dernier dévoile les récentes évolutions de la société d’animation ainsi que des anecdotes sur son nouveau film. Touchant, spectaculaire, rigolo, Les Inséparables est LE film d’animation de la fin d’année 2023 et début 2024 à n’en pas douter. La critique de Kevin Giraud est disponible en ligne.

 

Cinergie : Quelles sont les grandes évolutions de nWave depuis vos débuts et en quoi votre dernier film Les Inséparables propose au spectateur une aventure qui bénéficie de cette immense expertise dans la réalisation de films d’animation ?

Jérémie Degruson : Personnellement, je suis arrivé chez nWave en tant que stagiaire en 1993. J’ai donc accompagné tout le développement de la société depuis 30 ans. Au départ, on ne réalisait que des petits films d’animation pour des parcs d’attractions ou des publicités. Dès le départ, nous avons toujours eu l’ambition d’aller plus loin. Vers la fin des années nonante, nous avons commencé à réaliser des films IMAX avec des moyens métrages. Nous avons également joué la carte du relief durant près d’une quinzaine d’années avec Ben Stassen, un des fondateurs de nWave. Un moment important fut la décision de réaliser Fly Me To The Moon en 2005. C’était notre premier long métrage et le dixième long métrage en image de synthèse au monde. On était moins nombreux et spécialisés qu’à l’heure actuelle et ce fut un fameux défi. On a travaillé énormément et le succès de ce film sur la scène internationale nous a ensuite permis de sortir plusieurs autres projets pour le cinéma. Les Inséparables est notre 10ème long métrage si je ne m’abuse. Les mentalités ont évolué dans le temps. Au départ, notamment avec Ben Stassen, on était plus dans l’optique de réaliser des films « attractions » en racontant une histoire. On va désormais de plus en plus vers du film d’animation à part entière, mais en conservant des moments dynamiques, de la perspective et du fond dans la mise en scène.

 

C. : Le sommet de nWave a changé récemment avec les départs des fondateurs de la société que sont Ben Stassen, Caroline Van Iseghem et Éric Dillens. Quelles évolutions principales du studio depuis leur départ respectif ?

J. D. : Depuis deux ans, les fondateurs de la société sont partis vers d’autres horizons et une retraite bien méritée. La société a été reprise par un consortium dirigé par Matthieu Zeller. Ce dernier connaît bien le cinéma puisqu’il vient de Studio Canal. La ligne éditoriale a un peu changé. Avec Les Inséparables, on a voulu changer certaines choses. Par exemple, le recours à un traitement cartoon 2D qu’on n’aurait probablement pas fait avant. Ou encore une certaine profondeur dans la trame du film tout en conservant l’entertainment à l’américaine qui nous est cher. J’ai travaillé durant vingt ans avec Ben Stassen, mais nous ne sommes pas spécialement pareils à tous les points de vue. 

 

C. : Avez-vous complètement abandonné l’aspect relief et le format « attraction » pour Les Inséparables ?

J. D. : On l’a fortement diminué par rapport au passé pour des questions de rentabilité au cinéma. Cependant, ce qui fait toujours partie du business model de nos films, c’est d’extraire une attraction de nos longs métrages. Pour Inséparables, on n’a donc pas fait le film intégralement en relief pour des questions d’optimisation, mais on a décidé de ne faire que les séquences fantasy (celles où l’on plonge dans l’imagination de Don) du film en relief. Pour l’attraction réalisée sur base de ces passages, on a réalisé quelques animations de DJ Doggy Dog. Celui-ci parle de son pote Don qui est un peu timbré et qui l’emmène dans plein d’aventures. Assez spécialement, avec ce traitement 2D, le relief marche super bien.

 

C. : Après avoir réalisé Le Manoir magique (2013), puis Bigfoot Junior (2017) et Family (2020) avec Ben Stassen, Les Inséparables est votre premier long métrage seul aux commandes. Comment mesurez-vous ce changement ?

J. D. : Cette transition fut progressive. Sur Le Manoir magique, il était beaucoup plus présent. Sur les Bigfoot, il m’a laissé de plus en plus de marge au fur et à mesure. Il avait un contrôle créatif sur le film qui a perduré jusqu’au début de la réalisation des Inséparables avant de me confier les rênes de ce projet. J’ai toujours dû composer avec un producteur. Avant c’était Ben Stassen qui était producteur et réalisateur. Désormais, je compose avec Matthieu Zeller. Les sommes déployées sur les films qu’on réalise ne permettent pas de faire tout et n’importe quoi. Sur base des retours de journalistes, on sent apparemment plus ma touche dans ce film. Il semble que Les Inséparables soit plus un blockbuster d’auteur. C’est chouette. Ça me fait plaisir. En même temps, on réalise quand même des choses assez grand public qui doivent plaire de manière large. Même si l’histoire de base est simple, il y a un sous-texte durant le film. On sent une espèce de profondeur et d’âme dans le film. Ce sont en tout cas les retours que l’on me fait. Ce n’est pas spécialement mon âme, mais j’ai deux enfants et une vision de l’éducation. Et personnellement, j’aime bien que les films comportent des messages qui font écho au vécu des spectateurs, qu’ils soient enfants ou parents d’ailleurs. Le but n’est bien évidemment pas d’être moralisateur non plus.

 

C. : Le scénario des Inséparables (2023) fait référence au roman Don Quichotte de la Mancha de Miguel Cervantes. Quels sont les messages que vous vouliez garder de cette fresque héroïque qui met en lumière Don Quichotte et son valet, Sancho Panza ?

J. D. : A mon sens, il s’agit de plus que de simples références. Le nom du personnage principal des Indésirables est Don et l’histoire est vraiment en référence au roman de Cervantes. Le script original qui avait été écrit par Joel Cohen et Alec Sokolow, les fameux auteurs de Toy Story, mettait encore plus en avant les liens à l’histoire originelle de Don Quichotte. Au niveau des dialogues, le héros parlait vraiment comme Don Quichotte. Notre volonté était de rendre ça plus accessible au jeune public en gardant l’essence même du roman et l’idée d’évasion à travers les rêves et les hallucinations. Don Quichotte est l’un des premiers romans modernes. Il représente un peu toute la matrice de la narration à travers la poursuite d’une quête.

 

C. : Combien de temps s’est écoulé depuis le lancement du projet des Inséparables ?

J. D. : La première réunion était fixée le 20 mars 2020, au début du lockdown. Finalement, on a dû retarder le lancement, mais ça fait trois ans que je travaille sur ce long métrage. Le script avait été optionné par le studio depuis au moins six ou sept ans. Le script a été écrit il y a au moins vingt ans. C’est pour ça qu’on a dû le dépoussiérer un peu...

 

Cinergie.be : D’où vient l’idée de moderniser le récit par l’introduction du personnage de DJ Doggy Dog pour reprendre le rôle dévolu à Sancho Panza ?

J. D. : L’idée du nounours rappeur, ça vient de moi. Au départ, il s’agissait d’un petit nounours policier. Mais en y pensant, je me suis dit que de nos jours, ceux qui ont le verbe haut dans la société, ce sont les rappeurs. Certains artistes, comme Stromae notamment, ils déclament un peu comme Don Quichotte finalement. Je trouvais ça naturel de faire référence au rap. Et puis, Don Quichotte s’est quelque chose d’un peu suranné en 2023. Il fallait apporter un côté urbain et moderne au récit. C’était donc aussi une question de contraste entre les deux héros.

 

C. : Comment avez-vous travaillé d’un point de vue technique sur les animations ? Y a-t-il de véritables nouveautés dans ce film ?

J. D. : Globalement, nous possédons un studio intégré au niveau de l’image. On fait tout ici. On est spécialiste au niveau de la 3D photo réaliste et du réalisme stylisé qui est notre marque de fabrique. Le directeur artistique avait proposé pour les fantasy de tester un traitement un peu plus cartoon et 2D. On n’a pas une expertise équivalente dans ce type de rendement et l’on a décidé de faire un peu de recherche et développement à ce niveau. On a externalisé deux effets 2D faits à la main qu’on voit au début du film à la société parisienne Werlen Meyer. Mais ça reste assez anecdotique et tout le reste a été fait ici dans nos studios de Forest à Bruxelles. Le rendu des fantasy a donc demandé qu’on développe un peu notre technique 2D. Mais il s’agit d’un film méta assez complexe au niveau de la mise en scène. Mon souhait était de permettre au spectateur de bien comprendre quand on se trouve dans la tête de Don et quand on est dans la réalité. Il y a un travail important au niveau du son pour marquer le passage d’un monde à l’autre. De l’imagination de Don au monde réel.

 

C. : Qu’en est-il justement du travail du son et de la bande-son du film ? Comme s’est déroulée votre collaboration avec le groupe Puggy ?

J. D. : Une grosse partie du travail pour différencier les mondes s’est passée au mixage et au niveau des musiques. En ce qui concerne le mixage, on a travaillé en Dolby Atmos pour la première fois. Au départ, le film est assez restreint en terme d’espaces sonores, surtout dans la réalité. Lors des passages dans le monde fantasy, je demandais systématiquement d’élargir le son au maximum. Dès que les protagonistes revenaient dans le réel, le son est à nouveau centré sur l’écran. Plus l’histoire avance, plus ça s’entremêle. On a également travaillé la voix de Don en ajoutant une sorte de réverbération une fois qu’il passe dans ses mondes imaginaires. Au niveau des musiques, on a collaboré à nouveau avec le groupe Puggy. Pour la partie fantasy, on a surtout utilisé les musiques épiques de l’Orchestre Philarmonique de Budapest. C’est vraiment de la musique de chevaliers. Puggy a bien évidemment composé plusieurs morceaux dans différents styles. On a collaboré avec Puggy dès le départ de manière assez intense, car ils ont dû composer une comédie musicale pour la fin du film. C’était une première à ce niveau, mais c’était génial. On a adoré. On se faisait des retours, on discutait. Mais ce n’est pas nouveau de travailler ensemble, on a déjà collaboré avec eux par le passé.

 

C. : Quel est l’apport des comédiens dans vos films ? Ont-ils de l’influence sur le déroulé de l’histoire ?

J. D. : Une particularité et difficulté des films réalisés par nWave, c’est qu’on les réalise en français, mais également en anglais, dès le départ. Peu de monde en Europe adopte cette stratégie. On commence par les voix en anglais. On se rend à Los Angeles et là-bas, on a des acteurs qui improvisent un peu, mais ça doit quand même rester dans le cadre. On n’a pas des semaines pour faire des essais. En revanche, on a plusieurs sessions d’enregistrement. Ça permet de revenir retoucher des choses et certains acteurs improvisent un peu. Pour l’anecdote, les scénaristes de Fly Me To The Moon, avec qui l’on travaille depuis lors, sont basés à Los Angeles. Ils ont accès à un réservoir de voix incroyable et on collabore avec eux pour cette partie du projet.

 

C. : Vous avez mentionné le fait que vous visiez le grand public, que vous avez eu la première sortie d’un film d’animation européen sur Netflix outre-Atlantique et que vous commenciez la captation des voix en anglais à Los Angeles. On vous présente souvent comme le « Pixar Made in Belgium ». Les films de nWave gardent-ils une identité européenne ? En quoi se distinguent-ils des productions américaines ?

J. D. : Même si on lorgne un peu sur une animation à l’américaine grand public avec des voix d’Hollywood, le même script réalisé aux États-Unis aurait été complètement différent. Malgré l’emballage à l’américaine, on sent une sensibilité européenne, franco-belge, voire lilloise, vu que je suis originaire de Lille. Comme vous l’avez mentionné, on espère qu’on possède une certaine profondeur qu’on retrouve encore souvent dans le cinéma européen et français.

 

C. : Les récents échecs de Disney au box-office que beaucoup attribuent à leur politique relativement contemporaine de proposer des films toujours plus lisses vous inquiètent-ils en termes de business model ? Comment vivez-vous ces évolutions relativement récentes du marché américain et mondial ?   

J. D. : On n’est pas indifférents. On est quand même dans le bain. C’est toute la difficulté de nos projets. On est face à des films comme Migration, Wish ou Wonka par exemple. Ce sont des films qui ont des budgets 5 à 10 fois supérieurs au nôtre. On est comparé, car le prix du billet d’entrée est identique. Je pense sincèrement qu’on s’en sort plutôt bien avec des personnages attachants, une belle histoire et une belle expérience de sortie pour un film familial. Pour une partie du public, un Pixar ou un nWave, il n’y a pas de différence. Nous, bien entendu, on le voit, mais pour certains, si on mettait un logo Disney sur notre film, les gens ne s’en rendraient pas compte. En termes d’animation en tout cas.

 

C. : Lors de sa prise de fonction, Matthieu Zeller a mis en avant les trois marques de fabrique de nWave : le cœur, l’humour et l’aventure. En quoi retrouve-t-on ces trois composantes dans Les Inséparables ?

J. D. : Une comédie d’aventure avec du cœur, c’est la définition de ce projet. Dans Inséparables, l’humour se retrouve dans le contraste entre le langage suranné de Don et celui de rappeur de DJ doggy. Cette différence crée de la comédie, mais également différentes situations et gags du film. Mais il ne s’agit pas d’une comédie pure. On a privilégié l’aventure et le cœur. Ce film doit s’imaginer comme si l’on était dans la peau d’un enfant dont l’univers est sa chambre. Don est sorti de cet univers et il part à l’aventure dans Central Park et New York. C’est un peu l’équivalent du Mordor pour un Hobbit. C’est gigantesque. Ce sont des dangers. C’est l’aventure. Et enfin, le cœur, on le retrouve à travers diverses situations qui parlent au spectateur. J’aime bien provoquer de l’empathie pour les personnages. On se connecte au personnage afin de l’accompagner dans ses épopées. Et c’est ce qui nous touche pour finir. Sinon pour le prochain film sur lequel je travaille déjà, ce sera de la comédie pure. Il sortira dans deux ans et il y aura des chiens. On poussera la comédie beaucoup plus loin.

Les Inséparables sort en salle en France et en Belgique cette semaine. Nous sommes au tout début de l’exploitation et il sera également distribué internationalement. Il y aura probablement quelques goodies mais il n’y a pas encore de peluche de DJ Doggy.

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