Cinergie.be

Entretien avec Jérémie Degruson, directeur artistique chez nWave à propos de Fly Me to the Moon

Publié le 07/06/2007 par Grégory Cavinato et Katia Bayer / Catégorie: Dossier

Trois jeunes mouches américaines s’embarquent à bord de la mission Apollo 11, direction la Lune. Problème : dans ce contexte de guerre froide, de méchantes mouches soviétiques vont chercher à contrecarrer leurs rêves d’aventures... Ambitieux long métrage d’animation réalisé par Ben Stassen, Fly Me to the Moon devrait se retrouver sur nos écrans d’ici la fin de l’année. Projet belge à partir d'un scénario 100% américain, il sera le premier à combiner images de synthèse et projection en 3D. Rencontre avec Jérémie Degruson, directeur artistique du studio nWave.

 

Portrait de Jérémie Degruson, directeur artistique chez nWave à propos de Fly Me to the MoonCinergie : Pouvez-vous nous relater les origines du projet Fly Me to the Moon ? Pourquoi une production majoritairement américaine a fait appel à nWave ?
Jérémie Degruson : Tout a démarré en juin 2005. Ben Stassen, grand patron de nWave, réalisateur et producteur, cherchait depuis deux ans à réaliser un long métrage en relief, notre spécialité. En 2005, il a enfin trouvé le scénario idéal, un scénario américain intitulé Fly Me to the Moon. Toutes les composantes du scénario lui plaisaient, il a donc dit banco et à partir de là, tout a été très rapide : trois mois plus tard, nous commencions déjà la production du film. Pourquoi nous avons été choisis ? Tout simplement parce que nous sommes nos propres clients (rires)  ! La particularité du film, c'est qu'il est autoproduit. C'est très rare en Europe. Grâce à sa librairie de films IMAX et de films pour parcs d'attractions, nWave a pu financer une bonne partie du film, le reste étant produit par des investisseurs privés et par le Tax Shelter.

C. : Pouvez-vous nous présenter Ben Stassen ?
J.D. : Ben est la locomotive de nWave Pictures, un des associés fondateurs, il est réalisateur, producteur... le grand manitou ! Il a passé dix ans aux Etats-Unis, il a fait l'école USC à Los Angeles, puis du reportage. Il a été producteur sur quelques longs métrages. Puis il est revenu en Belgique en 1993 comme producteur chez Little Big One qui faisait des films en images de synthèse à l'époque. Il a produit le premier ride (court métrage en images de synthèse destiné aux parcs d’attractions – NDR) belge qui s'appelait Devils Mine. À partir de là, success story ! Il a produit une trentaine de ride et 8 films IMAX qu'il a également réalisés.

Extrait de Fly Me to the Moon

C. : En quoi Fly Me to the Moon se différencie-t-il des autres films en images de synthèse?
J.D.
: Le film vous immerge dans des endroits où vous n'avez pas l'habitude d'aller, où l’homme ne pourrait pas mettre les pieds. Vous évoluez avec des mouches, un concept déjà utilisé dans des films comme Chérie j'ai rétréci les gosses, 1001 Pattes ou Arthur et les Minimoys, sauf que là, nous proposons du relief et d'aller dans des endroits exceptionnels. Moi, j'ai envie que quand les gens sortent de la salle, ils aient l'impression d'être allés sur la lune.

La première fois que j'ai vu un film IMAX au Futuroscope, je devais avoir 12 ans, c'était un long métrage sur l'espace qui s'appelait The Dream is alive. Le spectateur était dans la navette, en apesanteur et il survolait la Terre. J'avais vraiment la sensation d'y être. C'est à ça qu'on voudrait arriver...

C. : Qu'en est-il de ce concept de l' « expérience immersive » que vous avez développée ?
J.D. : L'expérience immersive ou « relief immersif » est un peu notre marque de fabrique. Au niveau de la sensation en relief, nous ne sommes pas timides. Notre relief est vraiment extrême : il existe un vrai rapport physique entre le spectateur et le film. Quand vous regardez un de nos films en relief, vous n'êtes pas en train de regarder une scène de théâtre dans un cadre, avec éventuellement deux ou trois trucs qui sortent de l’écran. Vous êtes au beau milieu des acteurs ! Ca joue énormément sur la participation du spectateur, dans le sens où il n'y a pas le même rapport physique qu'auparavant. Ça me rappelle une projection d’un de nos « rides »  mettant en scène un professeur à l'écran qui demande s'il peut avoir des assistants dans la salle. Tous les enfants se sont levés dans la salle, ils pensaient que le professeur était complètement réel. Evidemment, pour Fly Me To the Moon, il n'y a pas vraiment d'échanges directs avec le spectateur : personne ne demande au spectateur de monter dans la fusée.

C. : Le procédé 3D a été abandonné, car il était souvent exploité comme un gimmick, un argument commercial plus qu'autre chose. Qu'est-ce qui justifie la 3D dans le scénario de Fly Me to the Moon ?
J.D. : Par rapport à l'abandon du relief à la fin des années 50, il y a deux raisons principales. Premièrement, une raison technique, car c'est très dur à mettre en place quand on a des images en 35 mm. Parfois, les bobines cassent, parfois, l'œil gauche est désynchronisé par rapport à l'œil droit, donc c’était un cauchemar pour les exploitants. De plus, le procédé a souvent été sous-exploité comme un effet totalement gratuit qui ne se justifiait pas dans le scénario. Et puis c'est vrai qu'auparavant, le relief était souvent un gadget utilisé pour revitaliser une franchise qui commençait à s'essouffler comme c’était le cas avec Les Dents de la mer 3 (Jaws "3D"). Mais aujourd’hui la tendance commence vraiment à s’inverser, et le relief devient un élément de l'histoire. La meilleure preuve c'est que des gens comme James Cameron, Robert Rodriguez ou Robert Zemeckis s'y intéressent.

Extrait de Fly Me to the MoonVenant de l'animation et du film IMAX , notre approche pour Fly Me to the Moon a été de rajouter ce  rapport physique avec l'image. Le relief est tellement intégré au film que ça ne devient plus un effet gratuit, ça fait partie du film de manière intrinsèque. On l’utilise pour raconter le film et inversement. Maintenant, je ne vais pas vous dire que parfois on ne se fait pas un petit plaisir en offrant quelques petits effets au spectateur, après tout, nous restons dans le divertissement ! Mais la grande différence reste la même : ici, vous êtes dans le film !

C. : Le public est-il prêt pour le relief, ou doit-on encore un peu l'éduquer ? Est-ce que le relief n’est pas encore trop étiqueté « films pour enfants » ou « performance technique mais sans scénario » ?
J.D. : Il faut être honnête, les gens iront voir notre film avant tout pour le relief, pour la performance technique. L'image de synthèse est vraiment l'outil idéal pour faire du relief. Les possibilités sont devenues illimitées! Le relief va commencer à s'inscrire dans la grammaire du cinéma, à rentrer dans les moeurs. Plus le concept va s'affiner, plus on va voir de films comme Fly Me to the Moon, et plus le public s'y intéressera naturellement. En dix ans d'activité à nWave, nous avons progressé énormément, nous sommes en constante évolution au niveau des recherches. Nous allons encore penser, imaginer le prochain film différemment. Il n'est pas exclu que l'on réalise des films plus profonds, des films d'auteurs dans l’avenir. Si tu veux faire un film de guerre et que tu souhaites vraiment plonger le public à la place des acteurs, le relief peut permettre ça ! C'est l'immersion ! Tu ferais Saving Private Ryan en relief, les gens auraient encore plus l'impression de se retrouver en pleine deuxième Guerre Mondiale ! Fly Me to the Moon est un film familial, d'animation, mais j'ai la conviction qu'on peut pousser le principe beaucoup plus loin.

C. : Une boite comme Pixar s’est rendue célèbre par ses prouesses techniques, mais avant tout pour la grande qualité de ses scénarios. Chez eux, le scénario passe toujours avant. Est-ce le cas ici ?
J.D. : Oui mais tout est interdépendant : on ne peut pas penser l'histoire sans les effets et inversement. De plus, c'est notre premier long métrage, notre première œuvre narrative de ce niveau-là donc, le scénario a été peaufiné.

C. : Quand la réalisation d’un film prend deux ans et qu'il faut des semaines pour finaliser un seul plan, est-ce facile de rester concentré sur le sujet ?
J.D : C'est facile car c’est passionnant, mais c’est difficile en même temps car il faut énormément de motivation. On travaille sur 700 plans qui, chacun à leur tour, posent des problèmes différents. Au niveau créatif, ce que nous avons appris sur ce film, c'est l'importance de la préproduction. Si vous ne voulez pas perdre le fil et mettre le scénario en avant, faites votre préproduction artistique minutieusement sans penser aux contingences matérielles et techniques. Après, bien entendu, il faudra faire toute une série de compromis, mais le principe, c'est de toujours garder le fil de l'histoire. Est-ce que ce plan de foule avec 300 personnes est vraiment nécessaire ? On ne cherche pas la prouesse visuelle pour la prouesse visuelle. Nous avons déjà le relief ! Pas besoin de chercher encore plus spectaculaire ! L'histoire prime.

C. : Que pensez-vous de l’accumulation récente des films en images de synthèse ? Tous les grands studios s'y mettent. Parfois avec des résultats catastrophiques.
J.D.: Tous les grands studios sortent aujourd'hui des films d'animation en image de synthèse. C'est un modèle économique qui fonctionne. Shrek 2 et les films Pixar ont crevé les plafonds, ils ont ramené des sommes astronomiques et enrichi leurs studios donc ils s'y mettent tous. La technique devient de plus en plus accessible et il y a de plus en plus de techniciens sur le marché, même si c'est toujours difficile d'obtenir les meilleurs. Là où Pixar a réussi en 95 à faire son premier film (Toy Story – NDR), ces moyens sont démultipliés. En 2006 on en a vu une quinzaine ! Le gâteau commence un peu à se réduire. Nous par rapport à ça, on a fait le pari de ce médium qu'est le relief et nous serons parmi les premiers à fournir un film pensé et conçu entièrement pour ce procédé.

Illustration de Fly Me to the Moon

C. : Y a-t-il des règles spécifiques, des dangers à éviter lors de la réalisation d’un film en relief ?
J.D.
 : Cela implique certaines règles particulières, différentes de la 2D. Par exemple, quand vous avez un champ / contre-champ, vous ne pouvez pas avoir des amorces, vous devez faire en sorte que votre personnage ne coupe pas le bord du cadre pour qu'il reste jaillissant, le montage ne doit pas être trop frénétique parce qu’à chaque passage de plan, l’œil du spectateur doit refaire un peu la mise au point. Surtout qu'on a un relief immersif très extrême et nous devons faire très attention à ne pas fatiguer l'œil.

C. : Les éléments les plus ardus à réaliser en images de synthèse sont, entre autres, l'eau, la fourrure et les humains...
J.D. : Surtout les humains ! Réussir les humains, c'est un peu le Saint Graal au niveau des images de synthèse parce que c'est difficile à tous les niveaux. Pourquoi ? Parce que pour les humains vous avez la référence devant vous en permanence. Donc un humain mal animé se remarque tout de suite, on ne voit que les défauts ! Le rendu de la peau, des cheveux, est très difficile à obtenir. L'eau et la fumée sont aussi très compliquées à animer. Ça demande énormément de temps au niveau des machines et au niveau humain, c'est épuisant ! Nous avons une équipe de 65 personnes, ce qui reste très modeste par rapport à un tel projet. Nous n'avons pas pu faire autant d'effets spéciaux que nous aurions voulu.

Portrait de Jérémie Degruson, directeur artistique chez nWave à propos de Fly Me to the Moon

C. : Qu’en est-il du problème des salles ? Elles sont très peu à être équipées pour projeter un film en relief.
J.D.
: Plusieurs procédés de pointe voient le jour. Il y a deux procédés principaux dont les fameuses lunettes polarisantes qui impliquent un écran argenté, ce qui est tout de suite plus coûteux, et le procédé des lunettes à cristaux liquides qui occultent un œil pendant un cinquantième de seconde pour avoir le bon film pour le bon œil. Là, vous pouvez projeter ça sur un écran tout à fait traditionnel. La technologie évolue toujours à ce niveau.

Sur le marché nord-américain il y a 400 salles équipées pour l'instant, 1000 d'ici la fin de l'année, et c'est un signe qui nous fait croire que ça va marcher. En Europe, ça va plus lentement, mais d'ici un an, on va commencer à voir fleurir les salles, certains exploitants en Belgique sont très intéressés par le procédé. Cette projection en relief passe toujours évidemment par une projection numérique. Après, on la convertit en relief.

C. : Ça reste malgré tout un risque au niveau économique ! Par exemple, peut-on envisager une sortie DVD avec possibilité de relief ?
J.D. : C'est vrai qu’à ce niveau-là, pour l'instant, c'est un peu le flou. Il faut savoir qu'aujourd'hui la sortie DVD est ce qui rentabilise un film. Il y a des développements qui sont en train d'être réalisés, notamment par une société qui s'appelle Sensio qui a développé une puce qui permet de regarder un DVD en relief en haute définition. On peut donc imaginer que l'on regardera des DVD en relief, c'est selon moi une question de deux ou trois ans. Il faut savoir que nous avions déjà sorti, en 2004, des films en DVD avec un procédé qui s'appelle Sin Shot, un package pour 100 dollars avec trois de nos films IMAX, un petit émetteur optique et deux paires de lunettes à cristaux liquides qui permettaient de visionner en 3D. Le procédé n'était destiné qu'au marché nord-américain, mais nous avions eu notre petit succès.

C. : Quelles sont les différences entre un film conçu en 3D et des films 2D comme The Nightmare Before Christmas qui ressortent, convertis en 3D? C’est très à la mode...

Illustration de Fly Me to the MoonJ.D. : Oui. Et c'est un peu une arnaque pour les spectateurs ! On ressort des films réalisés en 2D et on les convertit en relief grâce à un nouveau procédé. C'est le cas de The Nightmare Before Christmas (L'Etrange Noël de Mr. Jack ) de Tim Burton et Henry Selick. George Lucas va également ressortir les six Star Wars avec cette méthode-là. (Depuis, le projet semble avoir été abandonné ou retardé – NDR.) J'ai eu l'occasion de voir The Nightmare Before Christmas qui, pour moi, est un chef-d'œuvre, dans sa nouvelle version 3D. C'était très chouette les cinq premières minutes, mais en fait il n'y a pas beaucoup de relief. Après cinq minutes, l'effet de surprise disparaît. C'est un peu comme si vous regardiez le film "en normal" parce qu’ils n’ont pas poussé le médium plus loin. J'appelle ça du "demi-relief", c'est un effet de papier découpé, il n’y a pas beaucoup de volume. Ça ne correspond pas du tout à notre notion de relief immersif. Demandez aux spectateurs de faire la différence entre un film 2D converti en 3D et un film comme Fly Me To the Moon : ils vont tout de suite faire la différence ! Ils vont dire : ça c'est du relief et ça c'est du VRAI relief !

On a juste un peu peur que les gens soient déçus du relief à cause de ces films. C'est un peu de la contre-publicité. En même temps l'avantage, c'est que ça poussera les exploitants à ouvrir plus de salles, parce que plus il y aura de films en catalogue, plus ils voudront investir dans le matériel technique.

C. : Quels sont les cinéastes qui vous ont influencé ?
J.D. : Je suis un grand fan de Tim Burton! Mais une boîte comme Pixar a eu indéniablement une influence sur nWave, même si on a forcément rajouté notre touche propre. Ils ont vraiment la côte ! Il y a aussi toute cette génération de réalisateurs américains issus de USC : Lucas, Spielberg, Zemeckis, etc qui ont mis le cinéma d'action et de grand spectacle en avant et qui sont donc des références pour nous. Mais rien ne nous interdit d’aller chercher des références partout ailleurs, ça peut être aussi bien dans Citizen Kane que dans un film yougoslave...

C. : Vos influences ne viennent pas que du cinéma mais aussi de la peinture, de la littérature, de la sculpture...
J. D : Quand vous faites un film d'animation comme celui-là, vous devez faire de nombreuses recherches, dans la B.D., les films, la peinture, l'illustration, la photographie... Le film devient un patchwork de nombreuses influences. Si vous regardez les artworks, on trouve beaucoup de bandes dessinées belges dans l'esprit, ainsi que dans le design des personnages. Pour les dessins préparatoires, le story-board et les artworks, on a fait appel à deux dessinateurs belges, Stéphane Coleman et Olivier Saive qui officient au magazine Spirou. Mais nous ne cachons pas que nous sommes plus orientés vers le marché américain pour une raison purement économique : les salles en relief pour le moment sont là-bas! Ce n'est pas vendre son âme au diable parce que notre film reste très personnel et contient des petites touches à gauche et à droite qui nous font dire que les américains ne l'auraient pas réalisé comme ça !

C. : Quels sont les projets de nWave après Fly Me to the Moon ?
J.D. : On ne va pas s'arrêter en si bon chemin. On a réussi à mettre en place une très chouette équipe et on aimerait la garder. On veut continuer à faire du long métrage, toujours en jouant la carte du relief. C’est ce qu'on maîtrise, donc autant continuer !  Les projets sont en cours de développement. On espère démarrer un nouveau film d'ici la fin de l'année! Mais pour l’instant, je ne peux pas vous en dire plus...

 

Tout à propos de: