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L'Homme qui voulait classer le Monde de Françoise Levie

Publié le 01/01/2004 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique
L'Homme qui voulait classer le Monde de Françoise Levie

L'Homme qui voulait classer le Monde raconte la vie de Paul Otlet, utopiste forcené à qui l'on doit le système de Classification Décimale Universelle toujours en vigueur dans les bibliothèques, le microfilm, voire Internet puisque déjà en 1934 cet encyclopédiste obsessionnel parlait d'une « Bibliothèque irradiée » (joli !) consultable à distance grâce à... un écran de télévision et un téléphone. Aujourd'hui pourtant, Paul Otlet n'est connu que des papivores les plus forcenés, et la réputation de scientifique pointilleux qu'il s'était érigé au fil des années n'est plus connue que des (très) vieux documentalistes (un mot qu'il fût d'ailleurs l'un des premiers à employer). La vie de Paul Otlet est à l'image de la documentation gigantesque qu'il aura amassée pendant plus de cinquante ans : sans doute cataloguée quelque part, dans une caisse, sous un amas de papelards hétéroclites au contenu indéchiffrable. Il aura donc fallu du courage à Françoise Levie pour retracer avec précision le parcours d'un homme déluré dont la noble mais folle ambition était de créer une Cité Mondiale « où concentrer les plus grandes forces intellectuelles », une ville utopiste dédiée à la Connaissance, la Fraternité et la Paix... Tout un programme laissé en plan à la mort d'Otlet en 1944, avant d'être oublié pour de bon... Jusqu'à ce que Benoît Peeters et François Schuiten, un jour, décident de rendre hommage à Paul Otlet en montant une exposition à Mons, dans un endroit qu'ils baptisent pour l'occasion « Mondaneum », vestige fantasmatique d'un allumé notoire qui voulait classer le Monde (et tout le reste). Un monde répertorié pendant toute une vie, puis à sa mort enfermé dans des caisses en carton, vite abandonnées dans un vieux bâtiment situé au fond du parc Léopold... Voilà ce qu'il restera, pendant trente ans, du travail gigantesque de Paul Otlet, utopiste génial mais victime de sa propre obsession. C'est en voyant ces caisses, derrière les vitres sales où parfois se glissait l'ombre fantomatique d'un vieil homme en redingote poussiéreuse, que Françoise Levie eût l'idée de faire ce film. En partant d'un constat simple mais problématique : comment filmer des caisses sans ennuyer le spectateur ? En se filmant les déballant, avec l'aide d'une jeune fille sans doute étudiante en biblio. Les aventures rocambolesques de Paul Otlet prennent ainsi forme au fil du déballage, un véritable travail de fourmi effectué avec patience et passion par les deux femmes. Concrètement, l'accroche visuelle d'une image d'archives ou d'une photo d'époque part de la lecture à voix haute d'une note ou d'une affiche, tandis que retentit, de manière redondante, la voix supposée de Paul Otlet. De son amitié avec Henri Lafontaine, Prix Nobel en 1913, à son délire de créer une ville imaginaire (dont les plans seront confiés à l'architecte Le Corbusier), aucun détail ne nous est épargné sur sa vie dédiée à la recherche et au classement... Parce que classer, selon lui, « symbolise la plus haute opération de l'esprit humain » (sic). Au fil de leur enquête minutieuse, Françoise Levie et son assistante Leila tantôt s'émouvront (les confessions d'Otlet à la mort de Jean, son fils ; en découvrant ses relations adultères) tantôt s'étonneront de cette tonne d'informations amassée par le savant. Pour mieux coller au sujet, la réalisatrice choisit d'être la plus claire et scolaire possible au niveau de la mise en scène : ici pas d'esbroufe, que l'essentiel pour déchiffrer l'univers complexe du personnage, comme si la méthode de travail du documentaliste s'appliquait par mimétisme au travail filmique. Françoise Levie s'applique comme une bonne élève à rendre hommage à cet homme original, et se filme s'y appliquant. Peut-être qu'un regard un peu plus corrosif sur ce destin singulier aurait rajouté davantage de piment au film... Celui-ci terminé, les caisses ont été refermées. La boucle est bouclée. Sauf que maintenant, on sait qui fût Paul Otlet, et quelle incidence eût son travail sur notre société des communications, des fiches de classement à l'Internet. En ce sens, malgré que son idéal fût de son vivant un échec, il apparaît aujourd'hui comme un précurseur inattendu. La consécration posthume, en somme.

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