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Adieu Paris de Edouard Baer

Publié le 20/01/2022 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

La grande bouffe

 

À La Closerie des Lilas, un vieux bistrot de Montparnasse, 8 grands hommes d’âge mûr se sont donné rendez-vous, comme chaque année, pour un grand déjeuner célébrant leur amitié. Autrefois, ils étaient les « rois de Paris », des trésors nationaux : stars du cinéma, du théâtre, de la chanson, artistes, intellectuels. Aujourd’hui, ce sont des chefs-d’œuvre en péril. Ils s'aiment et se détestent. Ils vont rire et se déchirer… Jusqu’à l’année prochaine ?

Adieu Paris de Edouard Baer

Il y a le leader de la bande, l’autoritaire et colérique Jacques (Pierre Arditi), qui donne les ordres et fixe les règles. Il y a Alain (Jackie Berroyer), un grand intellectuel qui tente aujourd’hui, non sans mal, de cacher sa sénilité. Il y a le sarcastique Bertrand (Daniel Prévost), qui dissimule de profondes fêlures sous un humour cassant. Puis Enzo (Bernard Le Coq), le vieux beau qui refuse d’admettre son âge et qui tente maladroitement de séduire la jeune serveuse. Il y a aussi Pierre-Henry (Bernard Murat), à la santé vacillante, mais accro à la cocaïne. Le cadet, c’est Louki (François Damiens), un sculpteur, sensation de l’art moderne, dont les autres ne comprennent pas le succès. Sans oublier le patron du bistrot, Jeff (le regretté Jean-François Stévenin), qui n’a jamais vraiment compris si, depuis toutes ces années, il faisait partie de la bande. Et puis, il y a celui qui n’est pas venu, Michael (Gérard Depardieu), qui passe la journée à hésiter, à enfiler son manteau, à changer d’avis, à maudire ses amis

 

Enfin, il y a le numéro 9, l’intrus : Benoît (Poelvoorde), une star de cinéma belge, dépressif et alcoolique (toute ressemblance…), qui débarque avec fracas à la surprise de tout le monde, persuadé qu’il serait enfin intronisé membre du groupe. Louki a oublié de le prévenir qu’il était « désinvité » suite à une soirée récente très arrosée où il s’est montré très grossier (sans s’en rappeler). Jacques interdit catégoriquement à Benoît de les rejoindre à table. Ce dernier va donc rester seul au bar pour éviter que son épouse (Isabelle Nanty), qui l’attend dehors, soit témoin de son humiliation… Entre deux plats menaçant leur taux de cholestérol et devant des dizaines de bouteilles pas bon marché, les autres procèdent à un vieux rituel  intitulé « Le procès de Yochi », où, à l’unanimité, ils décident du sort d’un vieux monsieur japonais (Yochi Oida) à qui ils versent une rente commune depuis des années.

 

Il y a du Buñuel dans ce quatrième film d’Edouard Baer, qui a profité du confinement pour situer l’action dans un lieu unique, toujours aussi friand d’un ton absurde, tragi-comique et de bons mots savoureux (improvisés ou pas). Mais c’est surtout à un grand film de Bertrand Blier que l’on pense : Les Acteurs (2000), mémorable jeu de massacre dans lequel le gratin du cinéma français venait faire de grands numéros d’autodérision. Il y a de cela ici : inévitablement, le repas va dégénérer en un irrésistible Festen franchouillard, où chacun des convives va en prendre pour son grade ! On s’amuse énormément devant ces portraits de vieux salauds privilégiés, aussi magnifiques que pathétiques, devenus bien gras et bien détestables, désormais incapables de communiquer entre eux. Il y a celui qui radote, celui qui se vexe, celui qui parle pognon, ceux qui s’insultent, ceux qui font preuve d’esprit, celui qui explose de rage devant l’addition, ceux qui se sentent seuls... Leur seul point commun, c’est qu’aucun d’entre eux ne va bien ! Depuis l’entrée fracassante (et majestueusement ratée) de Poelvoorde, très grand moment de malaise, Adieu Paris accumule les saynètes tantôt hilarantes, tantôt touchantes, tantôt cruelles. L’amitié de ces vieux bourgeois narcissiques ne tient qu’à un fil. Rime-t-elle encore à quelque chose à leur âge, surtout lors d’un dîner qui leur fait louper le feuilleton de 14h ? La seule certitude c’est qu’Edouard Baer, lui, qui signe son meilleur film à ce jour, les aime envers et contre tout, et aime follement les acteurs exceptionnels qui les incarnent.

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