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Aïssa Maïga, réalisatrice de Marcher sur l’eau

Publié le 21/01/2022 par Kevin Giraud et Vinnie Ky-Maka / Catégorie: Entrevue

Entre interviews et avant-premières, l’actrice Aïssa Maïga devenue réalisatrice et autrice était de passage à Bruxelles pour la présentation de son deuxième long-métrage documentaire, Marcher sur l’eau. Une œuvre universelle et sincère, peuplée de protagonistes captivantes et de paysages magnifiques. Avec elle, nous revenons sur la genèse du film, et l’impact d’un tel projet.

 

Cinergie : D’actrice de fiction à réalisatrice de documentaire, qu’est-ce qui vous a amené à passer derrière la caméra ?

Aïssa Maïga : C’est un vieux rêve. J’avais toujours voulu faire autre chose que mon métier d’actrice, sans être certaine de pouvoir être cinéaste. Il y a trois ans, j’ai été à l'initiative du livre Noire n’est pas mon métier, dans lequel j’ai invité quinze autres actrices noires et métisses françaises à raconter leur odyssée personnelle dans le cinéma français. L’ouvrage a reçu un écho très favorable auprès des médias mais aussi du public. Je souhaitais réaliser un film pour aller au-delà de ces témoignages, et de là est né Regards noirs, écrit avec Isabelle Simeoni. À la même période, le producteur Yves Darondeau m’a proposé de tourner un documentaire sur le réchauffement climatique et le manque d’eau que cela engendre en Afrique de l’Ouest, un projet que j’ai accepté après mûre réflexion. Dans la démarche derrière Regards noirs, il y a la volonté de traiter d’un sujet universel, de l’altérité en général, en changeant de territoires et d’industries cinématographiques. Dans Marcher sur l’eau, la dynamique est très différente. Pour m’y plonger, il fallait que je trouve une connexion très forte avec le projet, et c’est cette idée de l’éclatement familial à cause du réchauffement climatique qui, pour nous en Occident, peut paraître abstraite mais qui est terrible et concrète, qui m’a poussée à réaliser ce film.

 

C. : Avec l’envie de montrer un exemple à portée universelle ?

A.M. : Oui, j’avais envie de me focaliser sur une jeune fille propulsée à la tête de sa famille. Elle s’appelle Houlaye, elle a quatorze ans, et à travers son regard, je voulais donner à voir ce qu’était la réalité quotidienne de sa communauté, de son village, et de son entourage. J’avais le sentiment qu’en racontant cette histoire particulière, on allait pouvoir raconter quelque chose de plus grand. Donner une voix et des visages à la réalité du réchauffement climatique vue depuis le continent africain. Et filmer ceci à hauteur d’être humain, pour proposer un film d’immersion dans lequel on a l’impression d’être quasiment avec ces gens, créer de l’empathie auprès de tous les spectateurs. Et ce, à la fois en Occident et sur le continent africain. Lorsque le film a été montré dans les capitales du Burkina Faso ou du Mali, à des spectateurs qui ne vivent pas ces réalités, ils ont été très frappés. Ce récit s’adresse réellement à différents publics sur différents territoires.

 

C : Comment s’est passée la rencontre avec les villageois, et avec Houlaye ?

A.M. : Il faut savoir que lorsque qu’on m’a proposé le projet, il y avait déjà eu un premier réalisateur, Guy Lagache, qui avait effectué des repérages au Togo et au Niger. Quand on m’a décrit la communauté Peule-Wodaabe au Niger, et la place des femmes au sein de celle-ci, où leur dynamisme et les responsabilités sont très grandes ; quand on m’a parlé de ces femmes qui devaient partir dans les capitales des pays voisins pour gagner de quoi subvenir à leur famille ; quand on m’a raconté que les hommes devaient quitter le village et se rendre très loin et dans des endroits parfois dangereux pour nourrir les troupeaux car le réchauffement climatique a réduit les pâturages, tout cela m’a donné envie d’aller dans ce village, et de me focaliser sur la condition de l’enfant dans ce monde-là. Quel est l’impact de tous ces paramètres sur le développement d’une jeune fille de quatorze ans qui, en raison de la pollution émise par les pays industrialisés, se retrouve seule à la tête du foyer en l’absence de ses parents ?

 

C. : C’est donc un film féministe ?

A.M. : Humaniste, je l’espère. Vous savez, quand on regarde le continent africain depuis l’Europe, on décrit souvent le pire uniquement. On ne met pas forcément des visages. On admet une certaine dose de souffrance comme étant presque naturelle. On admet le chaos, et cela crée des réflexes dans l’esprit des gens. Moi, je voulais casser ces réflexes. Venant du Mali, du Sénégal, et du Sahel, et étant très attachée à cette appartenance, c’était très important pour moi de donner des visages et des voix à des gens qui sont invisibles. Je voulais que le public se sente concerné, qu’il ne regarde pas ces personnages avec pitié. Créer de l’empathie, de l’attachement, et qu’on se sente proche de ce que ces personnes vivent. En ça, c’était important pour moi de montrer la condition de l’enfant, la condition féminine, et comment des communautés entières sont impactées par le réchauffement climatique. C’est un film qui est politique au fond, mais qui utilise la poésie pour raconter cette histoire.

 

C. : Un documentaire que vous avez coécrit avec Ariane Kirtley, donc scénarisé en partie ?

A.M. : En effet. D’abord, parce qu’aujourd’hui lorsqu'on présente un projet pour obtenir des financements, il faut remettre un dossier, des intentions de réalisation, de la documentation. Cela crée quelque chose d’étrange, écrire a priori des choses que l’on n’a pas encore vues. Et en même temps, cette réflexion permet de créer un cadre, un dispositif qui rendra le film unique. Lui donner un point de vue, et comment à partir de celui-ci on va raconter une histoire de la façon la plus personnelle possible. J’ai aimé écrire cette histoire en m’appuyant sur le réel, sur le rythme des saisons, sur la composition des familles, sur la place de l’école, sur la place du bétail, sur les changements climatiques, sur la raréfaction et en même temps sur la présence de l’eau dans le film, et à partir de cette trame pouvoir m’en écarter. Pouvoir improviser, pouvoir saisir des choses sur le vif. Et pouvoir ensuite retourner vers mon dispositif pour recréer certaines choses. Construire mon film, malgré mes inquiétudes. Avoir confiance dans mon ressenti et dans ma vision, et choisir les moyens pour la mettre en œuvre. Dans ce processus, j’ai eu la chance d’être avec mon producteur qui m’a donné toute sa confiance, un vrai partenaire de travail.

 

C. : Vous avez parlé de poésie narrative, mais il y a aussi une grande poésie visuelle dans votre film.

A.M. : Je suis très attachée à la beauté des paysages sahéliens. D’abord, parce qu’ils sont magnifiques, mais aussi parce qu’ils sont liés à la notion de rencontres familiales. Quand je quittais la France et que j’arrivais à Bamako, ou bien parfois lorsqu’on partait du Niger, la découverte des paysages familiers était toujours un moment de bonheur. Ce sont des lieux emplis d’émotions pour moi, qui racontent le manque et les réunions, et c’est quelque chose qui est présent dans cette histoire. Houlaye, cette jeune fille qui attend son père et sa mère et qui s’occupe des petits en leur absence, vit pleinement ce manque. Et ces paysages me permettaient de raconter cela encore plus. Tout en permettant de montrer également la résilience lors du retour de l’eau, avec une forme de légèreté qui revient.

 

C. : Faire un cinéma qui a du sens, c’est important pour vous ?

A.M. : En tant que spectatrice, j’adore le cinéma absurde. En Belgique ça donne Dikkenek par exemple. J’aime aussi beaucoup les comédies, les drames, les films d’action, j’ai des goûts très éclectiques. En tant que réalisatrice, et sachant qu’un film met au moins trois ans à se faire selon mon expérience, il faut quand même choisir des projets qui ont du sens. Des films sur lesquels on est sûre de garder une inspiration intacte du début à la fin. Mon prochain projet sera un film sur mon père, journaliste, très engagé, qui est mort dans des conditions obscures quand j’étais petite. Donc effectivement ce sera de nouveau un film politique. Pour l’instant, c’est vrai, toutes mes histoires me ramènent à des sujets forts. J’aime me surprendre, et j’ai réussi à me surprendre avec Marcher sur l’eau. J’ai réussi à dépasser certaines de mes limites, et cela me porte pour la suite.

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